CERUTTI Vincent
- La grotte aux fées, voyage au cœur de
l’imaginaire alpin
Il n'y a pas ici un, mais deux textes,
imbriqués l'un dans l'autre : le premier, La Fée, la Grotte et le
Tisserand, de Cyril ISNART, doctorant en Ethnologie, est une analyse
de fragments du second, la Monographie Communale d'Utelle, de
Casimir FOURNIER, instituteur utellois du début du siècle. Presque un
siècle sépare ces deux textes, puisque l'étude a été publiée en l'an 2000
dans la revue le Pays Vésubien
, tandis que la monographie date de
1910. Les dates (dans leur contexte) ont leur importance. En 90 ans,
l'étude des mythes et l'ethnographie ont beaucoup avancé, notamment par le
biais de Mircea ELIADE, Georges DUMEZIL et Claude LEVI-STRAUSS. Ensuite,
1910 est très marqué idéologiquement. C'est le temps des grandes
monographies communales (une monographie est une étude très détaillée sur
un lieu précis) et le temps des « instituteurs IIIème République », dont
FOURNIER semble le parfait exemple (il réalisera, entre autres, la
laïcisation de l'enseignement à Utelle). De plus, et là nous entrons dans
le vif du sujet, la vision des fées à cette époque a déjà changé par
rapport aux contes populaires par le biais de la littérature. De même, le
problème se complexifie encore car une troisième dimension se surimpose à
des textes déjà en complète diachronie : une dimension mythique,
anhistorique. Au travers de cela, nous nous interrogerons sur la nature
même de ces fées et sur leur origine potentielle.
I- Localisation et attributs des fées
A- La localisation des fées
1. localisation générale
Comme nous allons le voir, les manifestations
des fées sont très concentrées géographiquement, puisqu'elles se
produisent aux alentours du Castel Gineste (ou Château des Genêts,
formation rocheuse culminant à 1 344 m d'altitude, donnant sur la Vallée
de la Vésubie) ou de Saint-Jean-la-Rivière et du Suquet (1. 37, villages
au bord de la Vésubie où les fées ont l'habitude de laver leur linge),
ainsi qu'au hameau de Figaret (il est même dit que « les fées avaient une
préférence pour Figaret » 1. 34) où elles vont faire la veillée
l'hiver.
Il faut noter qu'Utelle est formée du
pré celtique ut (promontoire, point de vue) et du Ligure -elu.
Ce sera une indication importante lorsqu'il s'agira d'identifier l'origine
des contes, ceci tendant à prouver qu'ils datent au moins de la période
dite celto-ligure (aux environs du IVème siècle avant Jésus-Christ),
peut-être même d'une époque antérieure.
2. la grotte de Castel Gineste
En resserrant l'échelle, nous trouvons la
« grotte aux fées » (1.1) au pied de Castel Gineste, au bout de
laquelle se trouve « une porte naturelle allant en se rétrécissant [...]
on ne peut la franchir, seules les fées peuvent aller au-delà » (1.2-3).
Plusieurs remarques s'imposent :
Tout d'abord, la grotte est un séjour
traditionnel classique (nous verrons plus loin quelle peut-être l'origine
de ce séjour souterrain) pour les êtres fantastiques que sont les fées. De
plus, dans la plupart des traditions, les élémentaires chtoniens gardent
souvent des trésors, comme nos fées qui gardent le « veau d'or » (1.4 ;
nous verrons plus en détails celui-ci dans notre troisième partie). Le
terme de « porte » semble signifier une porte donnant sur l'Autre Monde
(« réalité concomitante » selon l'expression de Jean-Paul RONECKER) d'où
viennent les fées. Cet aspect de « passage » est encore renforcé par la
présence du « lac » (1.4), lieu de passage traditionnel vers
l'Ailleurs chez les Celtes. Enfin (et cela nous servira de transition avec
la partie suivante), nous trouvons ici les premières traces des facultés
extraordinaires des fées avec « seules les fées peuvent aller au-delà »,
signe, soit d'une petite taille (puisque la porte va « en se
rétrécissant ») soit d'une faculté à changer de taille ; et c'est un trait
caractéristique des fées, que l'on retrouve dans tous les contes
populaires).
B- Attributs et activités du Petit Peuple
1. attributs et nature
Dans le texte, « seules les fées qui ont tout
pouvoir » (1.3) ou « les fées seules possédaient » (1.14) de
nombreuses indications confirment cette intuition, montrant que les fées
détiennent un pouvoir magique qu'elles utilisent comme bon leur semble (et
pas toujours judicieusement, comme le prouvent les histoires du bon
cultivateur, 1.6-10 et de l'enfant infirme, 1.18-22) ; nous pouvons y voir
l'indice que, dans l'imaginaire utellois, ces êtres échappent totalement à
l'entendement humain, ayant une logique « autre ». Cependant, il
n'en demeure pas moins un certain anthropomorphisme, puisque leurs
activités sont semblables à celles des humains (ce sont toutefois des
activités uniquement féminines, comme le souligne Cyril ISNART ; outre la
signification symbolique, cela montre aussi, dans une certaine mesure, à
quel point la littérature a influencé la culture populaire, les fées
n'étant plus considérées que comme des êtres féminins, alors qu’à
l'origine, il existait des fées mâles, comme les fétauds bretons).
De plus (et c'est un autre point partagé par toutes les traditions), les
fées de Castel Gineste sont de nature secrète et mystérieuse, comme
l'atteste le fait que « le linge s'engouffra de lui-même en un clin d’œil
dans la grotte » (1.30-31).
Le conte du chou éclaire les fées sous un jour
différent, donne un autre aspect de leur nature : une nature ambiguë et
plus sombre que celle jusqu'ici aperçue. Le chou au « pied long et
noueux » (1.15) dont l'âge est peut-être une allusion à la prétendue
longévité des fées (partout très longue : le chou humain dure une saison,
celui des fées un siècle, 1.14). Mais le plus important est le fait que
les fées possèdent « la graine de l'espèce de chou » (1.14) et ont « le
pouvoir de les rendre comestibles ». A notre avis, cela symbolise le
pouvoir que possèdent les fées sur la nature dont, en un sens, elles sont
la personnification, et elles en héritent par le pouvoir sur la nature que
l'on attribuait aux divinités païennes durant l'Antiquité.
Il faut également noter que le chou est parfois
associé aux fées, « car elles le chevauchaient pour se déplacer ».
Les fées de ce texte ont une nature
essentiellement magique (leur écriture n'est « point naturelle », 1.24,
elle est donc surnaturelle) et des attributs qui semblent la
réminiscence de vieux cultes païens, comme nous le verrons plus loin.
2. les activités du Petit Peuple
Selon le texte, les fées « tissaient de riches
étoffes [et] étendaient leur linge d'un blanc éblouissant sur les rochers
de Gineste » (1.12) ; encore une caractéristique venant tout droit des
contes populaires, où il est dit que les fées portent des voiles de brume
ou bien des robes luxueuses. Selon C. ISNART, cette activité serait
chargée de connotations sexuelles par le biais du tissu, cette lecture
pouvant être « une des voies de compréhension de leur 'sur-nature' : elles
fondent et perpétuent l'ordre de reproduction de la société ».
Un peu avant, il est dit que les fées avaient
coutume « au mois de mai » de faire « la ronde » (1.11). Or, c'est une
date chargée de sens, puisque les premiers jours de mai sont censés être
le moment des ébats saisonniers des élémentaires (on retrouve là la
dimension sexuelle évoquée par C. ISNART) ; cette légende remonte au moins
aux Celtes, puisqu'elle met également en scène Freya, déesse de la IIIème
fonction indo-européenne (DUMEZIL). Il est probable cependant qu'elle
trouve ses sources encore plus en amont.
La ronde est aussi une activité typique des
élémentaires, on l'appelle également « anneau des fées » et l'herbe en cet
endroit est censée être « absente, brûlée, jaunie ou écrasée. La tradition
les attribue notamment aux élémentaires venus danser là ».
Enfin, parmi les principales activités (1.11) :
« Chantant des couplets mystérieux ». Là encore, on retrouve un trait
caractéristique des fées, celui du chant et de la musique (ne trouve-t-on
pas « au son du fifre et du tambour » 1.32). En effet, dans les contes
populaires, la musique des fées est réputée envoûtante, mystérieuse, voire
dangereuse. C’est le cas du chant des sirènes dans l’Odyssée. On trouve de
très nombreux contes où une musique féerique assoupit un patient pour
plusieurs décennies ; le fait que toute notion de danger soit ici écartée
tendrait à prouver que la littérature (et son image de la « bonne fée ») a
déjà commencé à opérer sa simplification des contes populaires.
II – Des fées et des hommes
A- Des relations empreintes de respect
1. la sacralité des fées
A l'origine de ce respect, le caractère sacré
des fées : il est mis en évidence par les termes « commun des mortels »
(1.12) et « profane » (1.13). L’histoire des douze jeunes Utellois est un
exemple de ce caractère ; on ne s'approche pas du sacré impunément,
surtout si l'on n'est pas un initié (nous verrons la nécessité d'être un
initié plus loin, lors de l'histoire du veau d'or). Cette sacralité est
probablement due au fait que les fées sont souvent considérées comme des
« élémentaires féminins de haute noblesse » dans les traditions populaires
(Jean-Paul RONECKER), mais quelle est l'origine de cette sacralité ?
Les fées (ainsi que les lutins et les elfes)
sont la plupart du temps des formes de survivance populaire des anciens
dieux païens. Mais ce n'est qu'une des formes de « translation »
possible ; en effet, ces anciens cultes pouvaient s'incarner dans ceux des
saint(e)s locaux, voir dans celui de la Vierge Marie ; or, on retrouve la
présence de la Vierge à Utelle, au lieu-dit de la Madone d'Utelle... Tout
cela avait la même origine, le culte de la grande Déesse-Mère du
néolithique, qui a connu de nombreuses transformations au cours des
siècles (avatars aussi bien grecs que gaulois, romains ou chrétiens). Et
ces divinités païennes fécondatrices sont souvent des divinités
chtoniennes associées à des sources sacrées. On peut citer pour mémoire
ARTEMISd'Ephèse, symbolisant la fertilité et à qui l'on faisait des
« offrandes » de nourriture, et qui fut récupérée par l'Eglise.
Ainsi, le comportement respectueux envers les fées a sans doute pour
origine leur lointain passé de divinité, mais peut-être aussi une confuse
« association » avec les saints dans l'inconscient collectif.
De toute manière, les fées ne se privent pas de
rappeler leur caractère sacré, puisqu'elles mettent « leurs pieds dans le
feu sans se brûler [...] pour se chauffer et faire reconnaître leur
puissance » (1.36-37) ; et montrer sa puissance pour se faire respecter
est un autre trait caractéristique des fées si l'on en croit les légendes
populaires.
2. les traductions de ce respect
Le respect des villageois se traduit dans le
texte de deux manières essentiellement : quand les fées lavent « leur
linge dans la Vésubie, les Figaretannes se faisaient un devoir de le leur
remonter à l'entrée de la grotte » (1.37-38, ceci explique peut-être
pourquoi les fées avaient une prédilection pour Figaret !), et « quand les
paysannes de Figaret faisaient une tourte, elles en réservaient toujours
une part pour les fées » (1.38-39), ce qui est peut-être encore plus
intéressant pour nous, car l'offrande de nourriture aux élémentaires pour
s'attirer leurs bonnes grâces se retrouve dans toutes les légendes
populaires.
On a vu au paragraphe précédent qu'on avait
coutume de faire des offrandes de nourriture aux divinités païennes (en
l'occurrence, ARTEMIS d'Ephèse). C'est probablement l'origine de la part
de tourte. Jean-Paul RONECKER apporte une explication à ce rite : « toute
prise de possession du sol doit faire l'objet d'un 'pacte' avec le
genius loci » dans le but de s'assurer des bonnes grâces du génie du
lieu, et cela se faisait la plupart du temps par des offrandes (on peut
imaginer que les offrandes faites à une divinité fécondatrice avaient pour
but d’assurer la continuité de la fécondité de la terre qui dépendait de
la Déesse). On est en pleine géographie du sacré et dans la problématique
de l'appropriation du lieu, tradition d'origine indo-européenne où il
fallait consacrer le territoire nouvellement conquis. Les offrandes aux
fées sont donc une résurgence des rites païens malgré le vernis chrétien.
B- Des relations de bons voisinages...
Les lignes 34 à 40 décrivent les conséquences
de ce respect, soit les relations de bon voisinage qu'entretiennent les
fées et les villageois. Il y est dit, entre autres, que les fées vont
« souvent faire la veillée en hiver » et qu'elles sont reçues « avec la
plus franche cordialité » ; d'autant plus qu'il leur arrive d'apporter un
« fagot de bois, ce qui n'était pas à dédaigner ». On retrouve là
l'importance que revêtait le bois dans la vie de tous les jours, essentiel
au quotidien des familles (bois qui a déjà fait l'objet d'un exposé
précédent). Leur aide ne s'arrête cependant pas là, puisqu' « à la Noël,
les fées allaient aider les femmes de Figaret à remplir les boudins ». Il
s'agit probablement de boudins blancs, faits à partir de volaille, et qui
est encore aujourd'hui un plat typique des fêtes de fin d'année.
Le lutin aide-cuisinier n'est pas rare (par
exemple, le Sotré lorrain), de même que ceux qui se mêlent aux humains et
entrent dans les maisons pour parler. Ici comme ailleurs, les fées vont
chez les gens, les aident ; on assiste à un incroyable entrelacement de la
réalité et de l'imaginaire ; mais il faut noter que tous ces récits se
font à l'imparfait, décrivent des choses appartenant au « passé ». On peut
rapprocher cela du comportement de l'homo religiosus tel que l'a
décrit Mircea ELIADE : l’homo religiosus « construit une
histoire sainte, dans laquelle l'origine de sa civilisation est
interprétée par des mythes fondateurs ». Ici, les fées sont un lointain
écho des mythes fondateurs païens, et l'homme les place dans un temps
mythique, imaginaire, où elles se meuvent avec ses ancêtres.
C-... mais parfois difficiles
1. l'espièglerie des fées
Toutefois, les relations sont rendues parfois
difficiles par le comportement des fées : « pas méchantes, elles
s'amusaient cependant à jouer plus d'un tour aux Utellois » (1.5). En
témoignent l'histoire du brave cultivateur (l.6-10) et celle de l'enfant
infirme (1.8-22), à l'humour plus que douteux. Si on retrouve là encore un
trait caractéristique des élémentaires, qui « adorent taquiner les
humains », on est en droit de se demander dans quelle mesure ce ne sont
pas des « farces paysannes », produit d'une culture joyeuse adepte de la
réplique ou de l'histoire qui fait mouche ; car, comme le rapporte
Emmanuel LE ROY LADURIE, il arrivait que les fils de notable « se
déguisent pour moquer les histoires de revenant et effrayer les bonnes
femmes » sans se priver pour autant de raconter ce genre d'histoires.
2. la punition des déméritants
A l'inverse des exemples du paragraphe
précédent, ceux dont nous allons parler maintenant sont les punitions
d'humains dont le comportement a dérangé les fées. Ainsi « si elles
avaient eu à se plaindre des femmes pendant l'année, les fées emportaient
à leur grotte les bons boudins tout faits » (1.40-41) ou faisaient
pleuvoir « une grêle de pierres » (1.33) sur les passants trop curieux.
Plusieurs remarques au sujet de ce dernier exemple. Tout d'abord, qu'il se
passait jusqu' « à une époque rapprochée … 60 ans environ » (1.31, soit
1850). Ce qui témoigne de la vivacité de ces contes au sein de la
population et de la persistance de ce « temps mythique » déjà évoqué, et
ce, jusqu'à une époque récente (notons au passage qu'on a cru en
l'existence des élémentaires jusqu'à la fin du XIXème siècle). Ensuite, la
« grêle de pierres » est, si l'on peut dire, un classique du bizarre,
puisque de nombreuses légendes mettent en scène des pluies d'objets et
d'animaux incongrus (fourches, grenouilles, poissons...). Il est à noter
que cette grêle de pierres s'abattait sur les voyageurs qui faisaient
halte devant la grotte ; on peut aussi imaginer qu'un petit éboulement
avec chute de quelques pierres serait à l'origine de cette légende (de
même quand les douze jeunes Utellois s'approchent trop près des fées et de
leur linge, tout disparaît). Ceci rentre tout à fait dans le cadre des
contes populaires puisqu'on dit que « les élémentaires sont très secrets
et n'aiment qu'on en sache un peu trop sur eux », et qu'on les voit, ce
qui entraîne la punition des fautifs. L'origine de cette attitude est sans
doute encore une fois à chercher dans le paganisme des origines ; ainsi
comme pour les lutins, « le véritable nom des dieux », écrit Marcel
BRASSEUR, « doit rester caché ». De plus, dans le conte du veau d'or,
l'esprit de lucre est sévèrement puni.
3. L’Eglise en filigranes
Comme nous l'avons vu, il y eut en de nombreux
endroits surimposition du christianisme sur des cultes païens. On voit
dans le texte, en filigrane (en négatif, pourrait-on dire) la présence de
l'Eglise et son comportement vis-à-vis des fées en lignes 23-25, avec
l'apparition du notable venu identifier le livre. On peut imaginer (en
s'appuyant sur Emmanuel LE ROY LADURIE) que ce notable a été « frotté de
pensionnat » et donne donc un avis forcément conforme à celui de l'Eglise.
L'utilisation du terme « mauvais » (1.24) implique d'ailleurs un jugement
moral, de valeur, opposé à bon. En effet, avec l'influence du
christianisme, souligne Jean-Paul RONECKER les fées « furent alors
confondues avec les incubes et les démons ». L'Eglise diabolise ainsi les
fées et toutes les traditions issues du vieux paganisme ; mais en même
temps, reconnaît indirectement leur pouvoir sur les paysans en ordonnant,
par le biais du notable, la destruction du livre par le feu (1.25) dans
lequel on peut voir aussi bien un élément purificateur qu'une assimilation
aux flammes de l’Enfer.
On trouve par contre une assimilation
diabolique incontestable avec les « crépitements », « étincelles »
et autres « bruits sourds » (1.25), et la « tête grimaçante » (1.26),
éléments grotesques qui rompent avec la vision littéraire et édulcorée que
l'on donne déjà des fées à cette époque.
III – Le Veau d’Or de Castel Gineste
A -L'empreinte du paganisme
1. le lac
« Le lac » est cité une fois (1.4) dans la
description de la grotte de Castel Gineste. Une fois encore, on peut
replacer ce symbole dans une perspective plus grande et le faire remonter
au moins à la période celto-ligure, car chez les Celtes, on peut entre
autres moyens, tous liés à l'eau, accéder à l’Autre Monde en plongeant
dans un lac (qui symbolise la mer en miniature, l’Autre Monde étant situé
sur une île), l'eau étant, comme le souligne Jean-Paul RONECKER
« considérée comme une 'frontière', un lieu de passage vers l’Autre
Monde » ; il faut cependant noter que si les fées d'Utelle sont plutôt
inoffensives et ont de bonnes relations avec les êtres humains, la plupart
des élémentaires « aquatiques » sont associés à la mort dans les cultures
populaires.
Enfin, signalons qu'en de nombreux endroits en
Provence on a retrouvé l'association d'un culte d'une divinité païenne
féminine avec une grotte et de l'eau ; les divinités symbolisant souvent à
la fois la fertilité et la virginité. Ceci peut nous éclairer sur la
nature originelle des fées.
2. le veau d'or
« Le veau d'or » apparaît trois fois dans le
texte, aux 1.4, 44 et 60. Une fois encore nous avons affaire à un symbole
d'origine au moins indo-européenne, peut-être plus ancien. Nous pouvons
l'assimiler au taureau, celui-ci, le bœuf et le veau présentant les même
attributs. D'après Dom Pierre MIQUEL « ses cornes sont symboles de la
force fougueuse. Son sexe est le symbole de sa puissance féconde : il
résume deux pulsions humaines fondamentales dont il est le symbole :
agressivité et sexualité ». Nous retrouvons là le thème de la fertilité
déjà associé aux fées et à ARTEMIS d'Ephèse.
A l'origine, il ne s'agissait probablement pas
d'un veau d'or, symbole explicitement chrétien (Exode, XXXII, 21-24 « que
ceux qui ont de l'or s'en dépouillent ! Et ils me l'ont donné, je l'ai
jeté au feu, et il en est sorti ce veau », mais plus probablement de vache
ou taureau, (animaux-symboles de la IIIème fonction indo-européenne). La
présence d'un symbole chrétien sur un mythe païen provient probablement
d'une synthèse opérée par les Utellois eux-mêmes au fil des siècles.
L'image du taureau est cependant ambivalente dans l'imagerie chrétienne :
il est à la fois un des quatre animaux célestes (Ezéchiel, I,10 ;
Apocalypse, IV,7) mais aussi l'image du « méchant » (Psaumes, XXI,13;
Siracide, VI, 2). Notons également que certains interprètes catholiques
voient dans le bœuf / taureau un symbole de puissance divine, ce qui est à
rapprocher de l'interprétation de Salomon REINACH, qui voyait dans le
tarvos trigaraunos celtique un dieu à part entière, indépendant du
mythème du Bétail Cosmique (voir infra).
Mais penchons-nous maintenant sur ce taureau
indo-européen. Il s'agit peut-être du tauros triganos, taureau
divin que le dieu ESUS « vient délivrer à coups de serpe ». On se retrouve
ici devant un mythème d'origine indo-européenne, peut-être plus ancien,
dixit Marcel BRASSEUR. On l'appelle le « rapt du bétail cosmique »
(thème présent en Grèce, en Inde, en Gaule et en Italie). Le mythème est
la quête d'un héros surhumain (ESUS), libérateur et civilisateur, qui va
dans l'Autre Monde afin de libérer (ou de s'emparer) du Bétail Cosmique,
souvent gardé par un être monstrueux ; et en ramenant le Bétail, le héros
chasse « l'angoisse, la disette, la famine » car la quête du bétail
cosmique symbolise la quête pour la nourriture. Avec les Indo-européens,
souligne Marcel BRASSEUR, « qui commencent leur diaspora vers – 3500, le
thème de la quête se transforme en mythe au cours de leur dispersion
historique. C'est 'la razzia du bétail' qui remplaça la quête du gibier.
Car l'élevage a remplacé la chasse, et la 'prédation' en est la
conséquence quasi-obligatoire ». Ceci nous rappelle évidemment l'aventure
des jeunes Utellois venus « s'emparer du veau d'or ». Il faut également
noter que le héros civilisateur est souvent associé au culte des eaux (il
en est ainsi pour HERAKLES, « découvreur de sources » selon PLUTARQUE, qui
a aussi ramené le bétail cosmique de l'Au-Delà.
Signalons que durant l'antiquité, deux cultes
tauroboliques au moins se sont pratiqués en Provence : celui de MITHRA
(dieu indo-iranien dont le culte était très pratiqué dans les légions
romaines) et celui de CYBELE, divinité féminine confondue avec ARTEMISdès
le VIIème siècle avant J-C., et dont le culte comporte une phase de
lavatio (où l'on baigne une effigie de la déesse dans une rivière), ce
qui peut faire penser à nos fées dont les activités semblent nombreuses
près de la rivière.
Enfin, « la barque » de la 1.4 peut faire
penser à la légende bretonne de la barque des morts ; comme pour l'eau, on
retrouve la notion de passage dans l'Au-delà.
B - Derrière le récit de PASSERON
1. le récit, un concentré merveilleux
Le récit s'articule en deux temps :
a) « ... les fées sont en nombre
incalculable ; les unes cuisinaient, d'autres dansaient d'une manière
échevelée, d'autres enfin étaient occupées à toutes sortes de travaux
manuels »
(1.49-51). On le voit, cette première vision de
Charles PASSERON semble tout droit sortie... d'un conte de fée, tant il
rassemble de points communs avec d'autres récits de ce type, ce qui
pourrait indiquer une égalisation, un « nivellement » des contes
populaires par la culture littéraire. La suite, avec la « table richement
dressée où la vaisselle d'or se mêlait aux fleurs les plus odoriférantes,
au cristal le plus pur » semble confirmer cette hypothèse. Rappelons que
LE ROY LADURIE distingue trois niveaux de culture dans le village de
l'époque moderne :
1) le folklore populaire (contes de fées, de
sorcières...) 2) la culture de l'élite rurale (Vie des Saints...
très en retard sur la culture contemporaine) et 3) la culture des Lumières
(culture contemporaine). Il semble ici que la culture de l'élite rurale
ait pratiquement rattrapé la culture contemporaine, nivelé par le bas le
folklore populaire, et l'ait « absorbée » pour donner une vision
déformée de l’image initiale.
b) « En
un instant tout disparu, et l'obscurité la plus complète succéda à la
clarté la plus éblouissante. Un bruit de tonnerre se fit alors entendre,
suivi de lueurs étranges, passant du rouge vif au rouge sang ; un
sifflement aigu et saccadé sortait de toutes les fissures ; j'entendais un
murmure confus autour de moi... ». Une vision confuse et ténébreuse (dans
les deux sens du terme) qui dissimule une angoisse certaine, dont
l'origine remonte peut-être à l'Antiquité et aux religions païennes (la
peur de mécontenter le dieu du lieu, le genius loci). Cela traduit
aussi peut-être la réussite d'une diabolisation incomplète des fées (être
au départ ni bons ni mauvais, ils auraient acquis une dualité bien mal
tranchée sous l'influence de l'Eglise) qui transparaît dans le noir
(assimilée par beaucoup à la couleur du diable), mais aussi dans le rouge
: Si Cyril ISNART nous propose de le comparer au sang menstruel, il faut
également signaler que la couleur rouge est souvent assimilée aux
élémentaires considérés comme dangereux.
Mais c'est peut-être sous cette forme ambiguë
passant de l'accueillant au menaçant en un clin d’œil que les fées du
conte sont le plus proche de ce qu'elles étaient avant, alors qu'elles
étaient encore adorées sous leur forme païenne.
2. deux niveaux de lecture possible
Deux niveaux de lecture s'offrent pour ce conte
: le premier concerne directement le contexte où a été rédigé la
monographie de Casimir FOURNIER. En effet, l'un des personnages venu
chercher le veau d'or s'appelle Charles PASSERON (1.43), or il existait à
l'époque de FOURNIER un Charles PASSERON, auteur de Lantosque, notre
village. Ce dernier a été un adversaire de FOURNIER pour des raisons
peut-être idéologiques, et son dernier homologue dont le conte connaît un
sort peu enviable, puisqu'après avoir été menacé par les fées, il ressort
du gouffre dans un piteux état (« couvert d'égratignures » 1.48).
De plus, par ses déclarations et la description de la grotte, on peut se
demander dans quelle mesure il ne ment pas car, bien qu'il ait été « pris
de peur » (1.46) et qu'il faille « filer au plus vite » (1.58), PASSERON
se plaint du fait que ses camarades l'aient remonté trop brutalement et
qu'ils auraient pu « mettre un peu moins de brusquerie » (1.57). Dans tous
les cas, hallucination ou affabulation, le sort de PASSERON est peu
glorieux et on peut imaginer que Casimir FOURNIER se venge de son
adversaire par mythe interposé.
L'autre niveau de lecture, mythique celui-ci,
concerne la symbolique du veau d'or et sa quête. Celle-ci était vouée à
l'échec dès le début, par la nature profane de l'entreprise. En effet,
comme le souligne Marcel BRASSEUR, « le héros ne peut se rendre dans
l'ailleurs que s'il est investi d'une mission ». Dans leur démarche, nos
héros ne pouvaient qu'échouer car ils n'avaient pas de mission. « Pour
passer sans danger la porte de l'autre monde, il faut posséder la grâce
qui ne s'obtient que si l'on atteint un niveau supérieur de
connaissance ».
Quelques notes avant de conclure
: la Vésubie au carrefour européen
Notons toutefois que ce qui précède est une
vision d'historien-géographe, différente de celles exposées par
Cyril ISNART et Eric GILI. Elles apportent, certes, au débat, mais il nous
semble nécessaire d'ajouter deux ou trois détails à leurs analyses. Nous
conclurons donc notre exposé sous forme de notes : deux réactions aux
travaux précédents et une ouverture possible vers le MITHRAïsme.
Mélusine de Lusignan, maternelle et défricheuse
Cyril ISNART, dans son texte, cite l'histoire
de MELUSINE (p.148-149). Il insiste, avec raison sur le caractère de
fécondité de ce personnage. On pourrait rajouter, avec Jacques LE GOFF,
qu'elle est une figure « maternelle et défricheuse » : ainsi, les rapports
entre MELUSINE et nos fées sont nombreux : comme elles, MELUSINE ne
supporte pas que son caractère sacré soit bafoué par un non-initié. De
plus, comme le note Claude LECOUTEUX, MELUSINE est « la dernière fée d'une
longue lignée, dont la fondatrice est une déesse celtique de la troisième
fonction ». Or la troisième fonction indo-européenne est celle de la
production ; et nos fées tissent, de même qu'elles se livrent « à toutes
sortes de travaux manuels » (1.83), elles « produisent ». La boucle est
pour ainsi dire bouclée. A cette image « maternelle » (elle enfantera six
fils) et « défricheuse » (elle défrichera de nombreuses terres et
construira de nombreux châteaux, dont celui de Lusignan ; il s'agit donc,
quelque part, de fécondité), Cyril ISNART associe la menstruation,
attribut de la féminité : « La femme-serpent au bain n'est autre que
l'image de la femme menstruée » (p.149) ; raccourci foudroyant qui n'est
guère pourvu d'explications. On peut en effet se demander quel est le
rapport entre une femme-serpent prenant son bain et la femme ayant ses
menstrues ; et comment relier une figure si maternelle et féconde à une
femme ayant ses menstrues, période ou par définition elle est inféconde ?
A notre sens, l'interdiction où se trouve REMONDIN de voir sa femme au
bain ne fait pas tant écho à l'état d'impureté des femmes en période de
menstrues qu'au caractère sacré de la créature, que les mortels n'ont pas
le droit d'approcher sans avoir été auparavant investis d'une mission.
D'autres points du texte d'ISNART nous semblent
discutables, notamment sa propension à donner une lecture
sexo-structuraliste à l'ensemble des contes rapportés. Nous ne suivons
pas, par exemple, l'interprétation sexuelle qu'il donne de la grotte : il
faut rappeler à ce sujet que les grottes et les souterrains (p.150) sont
les lieux d'habitats privilégiés des élémentaires ; et que le lac est une
porte vers l'Autre Monde, « réalité concomitante ». Il est d'ailleurs
intéressant de noter que nos conclusions diffèrent peu de celles de Cyril
ISNART, même si nous nous heurtons à un problème de langage : ce que Cyril
ISNART appelle sexualité, nous le nommons fécondité, mot qui
à notre sens possède une dimension plus large et plus vive. Il faut
également se garder d'interpréter les mythes et les légendes avec une
grille psychanalytique qui n'est pas sans défauts : les mythes ont leur
propre langage qui, bien souvent, n'est pas celui du freudisme ; et
rappelons-nous de ce que FREUD disait à l'un de ses disciples : « Il
arrive qu'un cigare ne soit qu'un cigare ».
L'Homme Sauvage, ombre de Dionysos?
Dans son article, Eric GILI
évoque la possibilité que l'Homme Sauvage
soit une adaptation locale de DIONYSOS. L'Homme Sauvage / biffou
est ainsi associé aux « rites d'une religion polythéiste qui se perpétue
dans l'arc alpin [...] rites propitiatoires et de fécondité » (J-D LALAUX,
cité par Eric GILI) ; de plus, cette thèse reçoit un certain appui par le
fait que « la christianisation de notre vallée fut très tardive (peut-être
seulement après l'An Mil si l'on s’attache à l'ensemble de la
population) ». Cette hypothèse nous intéresse car DIONYSOS « représente
une forme nouvelle d'un culte très ancien, que l'on peut rattacher à celui
de certaines divinités chtoniennes, liées à la terre » ; or nos fées sont
des élémentaires chtoniens. Cette thèse est confirmée par l'iconographie :
sur un des piliers de réemploi de l'église d'Utelle est représenté une
sorte d’homme barbu, figuration de l'Homme Sauvage ; et à cette image
correspond celle figurant sur les vases antiques, qui représente DIONYSOS
en dieu barbu.
Dieu de la végétation et de la (re-)génération,
DIONYSOS est accompagné de ménades et de thyades, respectivement ses
compagnes et les femmes d'Athènes et de Delphes célébrant son culte ;
pourrait-on rapprocher d'une certaine manière les fées des ménades et les
femmes de Figaret des thyades ? Cela offrirait une étonnante
transplantation de thèmes grecs païens dans une localité tardivement
christianisée.
Toujours au sujet de l'Homme Sauvage, Cyril
ISNART rapporte un fait très intéressant : « sur le premier pilier de
réemploi de l'Eglise paroissiale d'Utelle figurent deux visages sculptés :
Une femme aux longs cheveux et un homme barbu [...] il semble qu'il
s'agisse d'une représentation de deux personnages importants d'une
religion populaire et profane du Moyen Age. L'homme barbu est ' l'homme
sauvage ', la femme est une ' fée ' ». D'autres éléments, géographiquement
éloignés, peuvent peut-être confirmer cette hypothèse : Salomon REINACH
rapporte le cas d'un monument (un autel selon lui) découvert en Moselle,
représentant sur une face un « bûcheron divin » imberbe et le
taureau divin qui « fait penser au taureau cosmique qu'on trouve dans
plusieurs mythologies de l'Antiquité » et qui est un symbole courant en
Gaule et, sur une face parallèle, « un petit personnage féminin drapé ».
Peut-on mettre ces personnages en parallèle avec nos créatures du pilier
de réemploi ?
Le taureau cosmique et le personnage féminin
semblent correspondre, mais n'est-ce pas trop s'avancer que d'assimiler ce
bûcheron divin à l'Homme Sauvage ? Le personnage féminin est-il une simple
fée ou une déesse, résurgence de la Grande Déesse-Mère du néolithique ? Le
bûcheron-civilisateur pourrait être rapproché de l'Homme Sauvage /
DIONYSOS, lui aussi civilisateur à sa manière ? Autant de questions qui
demandent réponses.
Nous sommes pourtant en désaccord sur un point
avec Eric GILI, lorsque celui-ci note (p.86) que DIONYSOS est associé
« aux progrès de l'hénothéisme et de la Résurrection », il semble indiquer
que le culte de DIONYSOS est une sorte de prolégomènes à l'arrivée des
hénothéismes (rappelons que les hénothéismes sont des religions avec une
divinité principale, accompagnée de toute une hiérarchie de sous-divinités
: archanges, anges, démons, « Diable ») que sont le judaïsme, le
christianisme et l'islam. Erreur également commise, semble-t-il, par
Salomon REINACH. De fait, paganisme et christianisme (puisque c'est de lui
qu'il s'agit, à travers la notion de Résurrection) sont pratiquement
antithétiques. Pour le paganisme, le sacré est partout dans la nature, les
hommes ne sont pas séparés des dieux ; dans le christianisme, l'homme est
coupé de Dieu par le péché originel. De plus, nous nous trouvons devant
une opposition ethnologique voire anthropologique : les hénothéismes,
religions du livre, sont issus de peuples du désert, tandis que les
polythéismes européens sont issus du peuple de la forêt : entre les deux,
le gap (« saut ») mental est important. Cette opposition sera
parfaitement illustrée par l'abattage d'arbres sacrés et la déforestation
ordonnée par les moines lors des évangélisations sauvages de la
christianisation progressive des peuples celtes et germains. Le
catholicisme n'a put s'intégrer au mental européen qu'en incorporant plus
ou moins volontairement des éléments païens.
La Vésubie sous le soleil de MITHRA ?
Nous avons déjà fait allusion à MITHRA, et dit
que son culte était pratiqué en Provence. Divinité ouranienne, c'est à
l'origine un dieu perse ; « il était nommé à l'époque achéménide avec la
déesse chtonienne Anâhitâ [ et prenait ] aussi les aspects du dieu solaire
Shamash ». Ce lien avec les forces chtoniennes et féminines n'est pas sans
rappeler nos fées. Les légionnaires, attirés par ce culte viril et
militaire, le diffusèrent dans tout l'Empire romain, mais plus
particulièrement dans la région du Rhin, du Danube et en Italie. Ce culte
se pratiqua beaucoup parmi les élites romaines et Ernest RENAN y vit même
un concurrent direct du christianisme.
Certaines formes que revêtait son culte et
certaines de ses aventures divines semblent trouver un écho dans les
contes retranscrits ici. Par exemple, durant l'Antiquité, les néophytes
qui voulaient être initiés aux mystères de MITHRA devaient traverser des
épreuves. Mais eux étaient uniquement motivés par la foi, cherchaient
quelque chose, tandis que nos aventuriers étaient uniquement motivés par
la soif de l'or ; à nouveau, leur « quête » était vouée à l'échec. De
même, les rituels impliquaient la mort simulée d'un homme ; et Charles
PASSERON est remonté « à demi-mort ». Plus significative sans doute est
cette aventure rapportée par Julius EVOLA :
« L'épisode central du mythe de MITHRA [ est ]
l'immolation du taureau. MITHRA guette le taureau et dès qu’il sort d'une
' caverne ', il lui saute dessus, le chevauche en s'accrochant à ses
cornes. Le quadrupède prend le galop, enlevant MITHRA dans une course
furieuse. MITHRA ne lâche pas prise, se laisse transporter sans se faire
jeter à bas jusqu’à ce que l'animal, épuisé, rentre dans la caverne d'où
il était sorti. Alors MITHRA le tue avec son épée ». On retrouve le
taureau dans la grotte, mais cette fois en tant que « force élémentaire '
inférieure ' », c'est à dire chtonienne. Le combat avec le taureau
(MITHRA), la libération du Bétail Cosmique (HERCULE / HERAKLES, ESUS) ou
le simple vol (CHARLES PASSERON) semblent avoir ici le même but :
L'appropriation / triomphe sur des forces élémentaires, avec pour enjeu la
fertilité du sol ou du peuple, sous forme de richesse personnelle dans le
cas de Charles PASSERON. Ceci dit, l'aventure de ce dernier est
particulièrement ridicule, elle n'est que la transposition profane de
mystères de grande ampleur : PASSERON n'étant pas un héros, il échoue dans
la mission qu'il s'était fixée. Dans son texte « Quelques notes sur les
mystères de MITHRA », Julius EVOLA ajoute un commentaire qui peut nous
servir : « Si le héros, ou l’initié futur, n'était pas ' pur ', ce qui
reste en lui de nature inférieure se trouverait accru par l’énergie
libérée ; non seulement il n’y aurait pas de transfiguration, mais le
résultat pourrait être destructeur » ; ce qui est vérifié par le
conte.
De par la proximité des cultes mithraïques dans
la région, l’influence de celle-ci, ou tout au moins de certains de ses
symboles et mythèmes, n'est pas à écarter. Comme l'a écrit Marcel
BRASSEUR, la Provence est une « terre de mythes et de légendes » (c'est le
titre de son ouvrage), qui s'est retrouvée à la croisée de nombreuses
influences, incitant par-là les populations à élaborer leur propre
syncrétisme, souvent facilité par la parenté des panthéons (la plupart
sortent effectivement d'une matrice commune indo-européenne). Ainsi, on
reconnaît dans les contes et légendes vésubiens les traces de mythes
celtes, grecs, latins, mais également perses (MITHRA) et judéo-chrétiens.
La Vésubie faisait partie de ce grand carrefour européen et méditerranéen,
et ce sont des mythes qui ont formé la religion populaire dont parlait
avec justesse Cyril ISNART, mais il nous semble abusif de le qualifier de
« profane » tant elle était innervée de ce sacré archaïque et instinctif
dont la richesse ne cesse de nous étonner.
Comme nous avons pu le voir, les fées d'Utelle
sont en tous points comparables à d'autres à l' « œuvre » en Europe. De
plus, on a vu également que tous les mythes évoqués dans ce texte
remontent à la plus haute Antiquité, et sont probablement antérieurs aux
mythes indo-européens, qui ont cependant imprimé leurs marques (la
fonction tripartite mise en évidence par G. DUMEZIL), et remontent à la
grande Déesse néolithique, de nature chtonienne et féminine. Par la suite,
ces contes ont été intégrés dans les différents cultes qui se sont
succédés (le dernier étant le christianisme, avec la Madone d'Utelle),
mais gardent une forme originelle vivace sous l'apparence des fées
(peut-être issues de FREYA, divinité indo-européenne) et ont conservé une
« réalité » jusqu’à une date relativement récente (1850).
Il faut encore ajouter que, à l’époque moderne,
ces contes avaient (comme le démontre Emmanuel LE ROY LADURIE) une
certaine portée didactique (ici, la curiosité mal placée et l’esprit de
lucre sont punis) qui n’exclut pas la possibilité de la farce.
L'influence du culte MITHRAïque est probable.
De même que les déesses celtiques et greco-latines sont sans doute la
résurgence de la Grande Déesse-Mère du néolithique, nos fées sont la
continuation dans les mythes populaires, de ces anciens dieux abattus par
le christianisme, qui subit lui aussi leur influence ; ainsi que la Madone
d’Utelle en témoigne.
A cela s'ajoute l’ombre de
DIONYSOS, qui plane encore aujourd'hui sur les fêtes populaires.