et Homme Sauvage, fonds culturels
païens de la Vésubie
GILI Eric
Le thème carnavalesque
est encore fortement présent dans la vallée de la Vésubie. Il se re
matérialise toutes les années dès le Jour de l’An passé, pour se
concrétiser lors des « vacances d’hiver » par le déroulement du Carnaval
officiel. Celui de Saint-Martin-Vésubie fait encore référence. Il
conserve d’importants caractères archaïques qui en font l’originalité.
Les aspects économiques et touristiques de cet événement n’arrivent
pourtant pas à occulter une véritable profondeur culturelle, dont les
organisateurs et participants sont encore imprégnés. Même si peu d’entre
eux sont véritablement capables de vocaliser pareilles informations, la
notion d’immuabilité leur apparaît comme un argument suffisant au
déroulement de la fête. Ainsi, pour renouveler la tradition, l’équipe
organisatrice répartie chaque année les rôles. Au plus loin que nous le
montre notre documentation, il s’agit d’une véritable organisation
institutionnalisée lors du grand Parlement de la Pentecôte, où tous les
chefs de familles se retrouvent pour élire leurs représentants et les
officiers de la Commune. Parmi ceux-ci, deux abbats sont nommés
pour l’année. Ainsi, le 9 juin 1699, les Abbatj nommés sont
Messirs Jean Ludovic PLENTO et Ciprien MATTEUDO
;
Ou, bien plus tard, le 30 décembre 1784, les Abbati della Gioventù
sont Joseph INGIGLIARDI de Pierre Honoté, et Félix INGIGLIARDI de Messir
Antoine
.
La Mémoire Orale, portant sur la période du siècle passé, nous rappelle
que la présentation des Abbats a lieu « pendant la messe de Minuit, en
costume solennel, avec chapeau noir et hallebardes nues … ils ont été
nommés à la fête des Innocents, le 28 décembre, par le Conseil Municipal,
pour s’occuper des fêtes pendant l’année ».
La disparition du grand Parlement de la Pentecôte a sans doute obligé le
transfert de cette nomination lors des moments solennels de l’année. Ils
ont pour rôle d’organiser, entendons « encadrer » les festivités de la
Jeunesse du pays, afin d’éviter de trop forts dérapages. La visite de
l’ancien Abbat dans les familles « garantit aux pères la bonne tenue des
festivités … par l’autorité et la dignité de sa charge, … la jeune fille
manifestant son acceptation en accrochant un ruban au fer » de la
hallebarde ainsi décorée
.
La présence historique des Abbats permet d’imaginer, en négatif, un temps
où la législation locale n’avait pas encore stabilisé pareil déroulement,
où la Jeunesse, pouvait effectivement intervenir comme une organisation
naturelle, sous le couvert des règles sociales, pour proposer une
alternative à la « société des pères ».
Plus proche de nous, pour
Saint-Martin-Vésubie, Jean PLENT racontait encore en 1980
que les abbats étaient nommés le jour de la fête des Innocents (28
décembre) par le Conseil Municipal : « l’abba-vielh et l’abba-jouve.
Le premier, c’était un homme marié, l’autre un jeune. Ils organisaient la
fête du Carnaval ». Et plus loin : « la période du Carnaval commençait le
soir des Rois à l’Epiphanie. Ils allaient dans les maisons, ils faisaient
toutes les maisons... et il y avait les dominos, les arlequins, on les
appelait les trevelins. De ceux-là on en avait peur. Ils sortaient
avec les bâtons et ils tapaient dur. C’étaient des drôles à ce moment-là.
Il y en avait [qui] étaient capables d’aller vous faire flamber une
grange avec les bêtes dedans. Si vous aviez une discussion, ils allaient
vous ‘faire courir les souris’ (mettre le feu) comme ils
disaient... ».... « les enfants avaient peur des gens qui se déguisaient.
D’après eux, c’étaient des ‘mascas’ ... et puis, à ce moment-là,
les types qui se déguisaient étaient un peu à moitié sauvages ! ils
avaient un peu du Moyen Age ... et ils frappaient dur, aussi. C’étaient
les types qui se déguisaient pour le Carnaval ». Prenons son témoignage
dans sa totalité. Nous y reviendrons en détail.
Le personnage central de
notre Carnaval est donc cet être bariolé, déguisé, dont « on ne connaît
pas l’identité » et dont on ne sait plus s’il s’agit bien d’un homme ou
d’une représentation : le Biffou ou le Trevelin. L’être que
nous appelons aujourd’hui Biffou à Saint-Martin était aussi appelé
Trevelin, comme le rappelait J. PLENT.
La recherche sur le
trevelin a débuté à la suite d’une opération pédagogique menée au
Collège de la Vésubie
,
autour du thème carnavalesque. L’Office du Tourisme de Nice offrait la
possibilité à nos élèves de participer au Grand Charivari 2000. Pour les
participants locaux de cette opération, il s’agissait d’y conférer un
véritable caractère culturel et éducatif, rendu possible par le prétexte
festif. Il s’agissait de donner un sens aux manifestations carnavalesques
que nos enfants considéraient, tout naturellement, comme véritablement
folkloriques.
Il aurait été alors
logique d’utiliser le dernier représentant « vivant » de cette
sociabilité carnavalesque, représenté par le Biffou de
Saint-Martin-Vésubie. Mais devant l’impossibilité de convaincre certains
responsables du Carnaval du rôle culturel que pouvait avoir notre
Biffou dans cette manifestation à Nice, même déclinée sous le mode
pédagogique, et pour ne pas envenimer une situation déjà complexe, nous
avons recherché son équivalant dans la vallée.
Pour cela, nous avons
fait appel, par l’intermédiaire de l’une de nos élèves, aux « anciens »
de Belvédère, qui se souvenaient de la présence des trevelins lors
de leur carnaval. Après deux rencontres d’études à la Mairie de
Belvédère, organisée par M. José CATANIA et M. Henri EUSEBI, MM. CASTELON
et GIACOMO nous ont fait le plaisir de venir au Collège pour raconter aux
élèves les temps où apparaissaient li Trevelins. La période était
propice, et nous avons pu ainsi reconstituer une première forme de son
apparition.
Ils apparaissent dans la
nuit qui précède celle des picouns, qui est encore en vigueur
aujourd’hui. Le personnage se présentait comme un être issu de l’espace
sauvage, habillé en lambeaux, masqué, « le plus fort du village ». Des
attributs que nous développerons par la suite.
Nous avons donc
reconstitué avec nos élèves un projet symbolique, après leur avoir
expliqué ce dont il s’agissait. La bannière du Collège servait de ‘lieu
au pouvoir civilisateur’ que le trevelin frappeur était obligé
d’aller embrasser pour être « civilisé » et admis dans la société
moderne, dirions-nous. Cet ultime épisode venait à la suite d’une
« poursuite » symbolique, où chacun des deux Trevelins présents
entraînaient une farandole d’élèves, sensés leur courir après. A un
certain moment de la danse, la première farandole entoure la seconde, de
manière à créer un espace clos, puis, dans celle enserrée, le Trevelin,
pris au piège, est assailli par les jeunes. Il frappe, se défend, mais
finit par succomber pour être ensuite traîné jusqu’à la bannière... Il
s’agissait évidemment d’une représentation, mais qui cherchait à
conserver certains aspects symboliques de l’épisode des Trevelins.
Cette première
représentation, par laquelle nous recherchions humblement à retrouver un
sens explicatif, nous a pourtant permis de comprendre qu’il existait
auparavant le même type de représentation dans l’ensemble de la vallée,
sous des formes qui variaient sûrement quelque peu, sans pour autant être
véritablement différentes. Tous participaient au cycle des fêtes d’hiver
,
qu’ils marquaient par leur présence dans certains moments forts.
Rappelons les biffous
que nous connaissons encore à Saint-Martin et qu’un témoignage ancien
nomme expressément Trevelins (d’ailleurs toujours au pluriel),
l’Homme Sauvage dont nous conservons le souvenir à Venanson, et
aujourd’hui les Trevelins de Belvédère et de Lantosque, dont nos
amis de Belvédère nous ont dit être le dernier à avoir été représenté,
peu après la dernière guerre.
Tentons, au travers des trevelins et de
l’image qu’ils donnent, de retrouver quelques fragments de la
signification du personnage et de son rôle.
Les trevelins
apparaissent être « les personnages centraux » du Carnaval. Cette époque
festive s’étend de la Noël au Carême, pour connaître son moment fort au
moment du Mardi Gras. Dernier moment où la folie populaire peut
s’exprimer avant les temps du Carême, qui deviennent ceux de la période
de la soudure, la plus difficile à vivre dans l’année, en
attendant la nouvelle récolte. C’est également la fin de l’année
« païenne »
qui se marque, en cette période de renouveau, par le retour de la sève et
de la vitalité naturelle, mettant fin à la dormance de l’hiver. Cette
conjonction de faits a été depuis fort longtemps soulignée par
différentes populations, et transcrite par les fêtes carnavalesques.
Cette antériorité pré-chrétienne peut être rappelée au travers des
représentations de la Comedia dell’Arte
,
qui met en scène un personnage appelé Trevelino et dont la
« généalogie » permet d’être rattaché à l’Arlequin plus communément
reconnu. Certains auteurs n’hésitent pas à rattacher cette tradition
latine aux plus anciennes fêtes romaines, et principalement à celles des
Lupercales, en l’honneur même de la fondation de Rome
.
Il s’agissait alors pour des jeunes gens de l’aristocratie de La Ville,
de commémorer la fondation de la Cité dans un rite qui pouvait être
considéré comme propitiatoire et fertilisateur. A demi-nus et seulement
recouverts de quelques peaux d’un animal sacrifié, les membres de ce
collège renouvelaient la délimitation territoriale symbolique de la
fondation de la cité, et, par extension, de la civilisation, autour de la
colline du Palatin.
Par leur parcours, ils permettaient d’identifier « l’espace civilisé ».
Le sacrifice d’un animal leur fournissait des lanières de cuir taillées
dans sa peau, dont ils se servaient pour frapper les femmes rencontrées.
« Cette cérémonie mettait en scène le passage de l’état de nature et de
sauvagerie à celui de civilisation et marquait la naissance de la
communauté organisée ». C’est enfin dans le sens du renouvellement des
forces productives annuelles qu’il faut comprendre les agressions,
parfois assez violentes, des femmes rencontrées par les jeunes gens.
« Vivifiant le sang », les lanières de cuir permettaient la réactivation
des processus reproducteurs… Nos personnages carnavalesques en font
encore tout autant.
La correspondance des
grands thèmes décrits est troublante, et la succession généalogique par
l’intermédiaire de la Comedia tend à confirmer la filiation. La
ressemblance en devient évidente quand on découvre dans le Val di Fassa,
région du Trentin (Italie), le personnage de bufon « chaussé de
hautes bottes, vêtus d’un costume à damiers, pourvus de clochettes et
d’un chapeau conique, l’Arlechign... »
,
dont « l’origine infernale ... et la permanence de leurs traits
archaïques avant l’évolution vers le registre comique de la Comedia
dell’arte » permet de légitimer les coups qu’ils essaiment aux
personnes qu’il rencontre.
Parallèlement, si le
phénomène carnavalesque est mondialement présent, ses expressions alpines
semblent plus proches de nos modèles. Les temps d’hiver sont propices à
ces manifestations, agissant hors des périodes de tribulations agricoles.
Depuis le temps du Carnaval, qui représente a priori un terme
annuel de cette période, nous pouvons y relever trois temps. Le passage à
la nouvelle année, selon notre calendrier, en forme le second. Rappelons,
à la suite de J.-D. LAJOUX
la présence des Sylvester, les « hommes des bois » de la nuit de
la saint Sylvestre, en Suisse : « Des hommes se rassemblent ... dans
quelques fermes à l’écart du village pour se vêtir des ... costumes
...enrichis d’un chapeau ... de lourdes sonnailles ... [allant] porter la
prospérité ... Ils marquent leur arrivée par une danse des cloches ...
une série de sauts et mouvements faisant vibrer leurs sonnailles... [les
habitants] leur offrant du vin chaud et quelques pâtisseries pour les
remercier de leur passage ». Cette description rappelle invariablement
les pratiques du biffou Saint-Martinois, au détail prés.
Un dernier lien,
également très étroit, peut être proposé avec les grandes fêtes
hivernales, au moment de la fête patronale de Saint-Martin-Vésubie, le 11
novembre. Toujours en Suisse, « la saint Martin marque la fin de la
dernière récolte... les enfants sculptent les racines ... avant de les
transformer en lanternes... inaugurant les fêtes masquées de l’hiver... »
,
pratique qui existait encore dans les années 1980 à Saint-Martin, comme
peut en témoigner votre serviteur, l’ayant pratiqué à la suite de son
grand-père, sans doute un peu plus tôt dans l’année, quand venaient à
mûrir les dernières courges. Evidemment, le sens d’une telle pratique
m’était inconnu. La surprise d’un tel lien avec les temps carnavalesques
n’en est que plus grande. J.-D. LAJOUX confirmant que « de la saint
Martin à Mardi gras, toutes les fêtes autres que chrétiennes sont
célébrées par des personnages déguisés portant souvent des masques...
rites d’une religion polythéiste qui se perpétue dans l’arc alpin... les
rites propitiatoires et de fécondité ... sont l’occasion de manifester
une profonde reconnaissance envers les puissances bénéfiques ...»
.
Terminons par le Carnaval, ou plutôt sa fin propre.
A Saint-Martin-Vésubie, le « Roi » est mené au bûcher par les Pénitents
blancs du village. Si A. CARENINI
y voit une influence niçoise, ce en quoi il a très certainement raison,
l’auteur démontre qu’il s’agit bien d’une escorte funéraire. Cet ensemble
festif est bien à mettre au crédit de la Jeunesse du pays, à laquelle est
échue l’organisation des fêtes hivernales. Dans notre village, il s’agit
bien d’une constante, le Biffou madje, aîné, étant choisi comme
« le dernier marié de l’année ». Le Mardi Gras clôture donc bien un rite
de passage dont la lecture doit s’effectuer à plusieurs niveaux. Pour le
jeune homme, il quitte justement la Jeunesse, les Djouve pour
l’âge adulte, celui du mariage, où il devra procréer. Il en a reçu
l’autorisation par son mariage lui-même autorisé par les détenteurs du
pouvoir, les pères de famille. Gage de fertilité, il est également, pour
l’ensemble de la communauté, celui d’une saison agricole qui se présente
nécessairement sous les meilleurs auspices. Ses coups de massetto,
armes du Biffou avec laquelle il frappe indistinctement les
personnes se présentant à sa portée, en ont été les révélateurs.
Les premières mentions
historiques du carnaval dans nos régions apparaissent à la fin du XIIIème
siècle. Il paraît alors un événement réputé, donc déjà ancien quand le
Comte de Provence vient passer ces fêtes à Nice
.
Par la suite, des mentions d’archives en font état, soit en précisant le
coût de telles opérations, soit quand il s’est agit d’un événement qui
aurait mal tourné et donné lieu à une action en justice. Le XVIIIème
siècle est riche, par le fond conservé en Insinuation (inscription
obligatoire en double de tous les actes) par le Sénat de Nice
.
Quelques documents font état de condamnations, au mieux aux galères (la
Marine Royale de Sardaigne avait en effet grand besoin de rameurs, et son
lieu de mouillage était installé à Villefranche), au pire aux fourches,
« avec application des fers rouges… » - je vous laisse imaginer ce dont
il s’agit – pour de tels agissements : blasphèmes, violences et parfois
meurtres, ou même simple agitation… Un exemple peut être présenté par un
dénommé « Antoine », condamné à trois mois de galères pour avoir proféré
des injures, tiré des coups de feu, malmené et violenté un couple mal
assorti (un veuf ayant épousé une jeune femme…) pendant la période du
Carnaval. Cet épisode, profitant du temps carnavalesque pour décliner un
charivari
violent, avait donné lieu à une plainte et une condamnation. Le
dépassement des normes avait été, dans ce cas, sévèrement puni. Une
chance que le condamné n’ait pas blasphémé (l’acte ne le rapporte pas)…
la punition aurait été bien plus lourde.
Les débordements
carnavalesques furent, dès la fin du Moyen Age, objets de tentatives
législatives. A. SIDRO cite un texte du XVIIème siècle où il est question
de l’une de ces tentatives exprimées par l’autorité ecclésiastique envers
ses propres membres : « ne doit pas danser ni en public ni en privé, ne
pas regarder les gens qui dansent, ne pas porter de longs cheveux, de
longues barbes, de souliers rouges ou verts en public… ne pas se promener
la nuit venue, ne pas entamer de chants profanes dans les rues, ne pas
exécuter de morceaux de musique, ne pas se masquer ». Cette
attention est significative de la difficulté de réglementer de pareils
moments, nécessaires à l’expression populaire, quels que soient les
groupes sociaux concernés, n’excluant même pas les ecclésiastiques. Nous
pouvons affirmer qu’une quelconque autorité ne put jamais véritablement
encadrer ce moment de ferveur naturelle, ni lui imposer une quelconque
loi jusqu’à la période de la Révolution Française (la suite nous échappe
partiellement), puisqu’elle semble répondre à un comportement fort
ancien, inscrit, comme nous l’avons démontré, dans les « moments » de
l’année. Ce sentiment est partagé par J.-D. LAJOUX, qui rappelle que
« les mobiles socio-politiques d’une fête changent ... en moins d’une
génération »
.
Car ce qui nous
intéresse dans le phénomène carnavalesque est bien l’expression populaire
la plus naturelle possible. Et celle-ci s’exprime autour de son
personnage emblématique qu’est le trevelin que l’on propose
également d’appeler biffou. Aucune différenciation ne mérite
d’être tentée entre ces deux personnages, ni même avec l’Homme Sauvage,
le propos étant de retrouver une racine commune à cette démonstration
sociale si particulière.
Précisons les points
communs à nos personnages. Tous sont fortement costumés, sans que
celui-ci ne devienne un « uniforme ». Il s’agit de faire avec les
matériaux disponibles, et il faut attendre le dernier demi-siècle pour
voir se mettre en place une véritable panoplie qui se renouvelle que très
partiellement chaque année, conservant les mêmes traits, au plus juste,
dans un esprit de maintenir une image que l’on imagine immuable. Fausse
idée à l’évidence puisque les effets et autres vêtements anciennement
disponibles se caractérisaient par leur vétusté naturelle et par le peu
d’originalité qui existait alors. La « mode » est alors une notion
totalement inconnue de la majorité de la population. Les productions
locales, comme celles issues des marchands ambulants, ne permettaient pas
une grande variété de choix, la Vésubie étant connue pour produire des
draps de laine et de chanvre.
Deuxième trait, tous
font du bruit, à l’aide de grelots, clochettes ou même de véritables
cloches (picouns). Cette particularité se retrouve dans tous nos
villages, et est encore renforcée par la « nuit des picouns » de
Belvédère, qui met en scène de manière démesurée le bruit que doivent
naturellement produire les Trevelins, issus du monde sauvage, dont
l’un des objectifs est de réveiller la nature endormie. Leur expression
de nuit englobe le système de représentation dans une dramaturgie
recherchée, « jusqu’au petit matin... où l’on se réveille enfin vers le
printemps ».
Tous frappent. Et, malgré la forme plus « policée »
revêtue de nos jours par les biffous, chacun mène la danse, et
vient d’un « extérieur ». J. PLENT le rappelait dans ses souvenirs
d’enfance « les types qui se déguisaient étaient un peu à moitié
sauvages ! » et « ils frappaient dur, aussi »...
Une dernière approche
mérite d’être rapportée, permettant sans doute de renvoyer nos modèles
dans des sphères antérieures. Chacun se rapproche fortement d’un fond
culturel plus large, que l’on retrouve dans l’Histoire à différentes
époques, même si chez nous, les sources ne nous en indiquent la présence
qu’au Moyen Age.
Renvoyons ces
représentations dans une véritable Antiquité païenne, que l’on peut
admettre comme une thèse d’aboutissement de notre recherche, puisque l’on
reconnaît aujourd’hui que la christianisation de notre vallée fut très
tardive (peut être seulement après l’An Mil si l’on s’attache à
l’ensemble de la population).
Le mythe à la fois le
plus ancien et le plus complet que nous connaissions, en nous limitant à
notre civilisation d’inspiration greco-latine, est celui de DIONYSOS
.
Dieu aux attributs multiples, il est associé à la fois à la nature
végétale, aux progrès de l’hénothéisme et à la Résurrection. DIONYSOS est
une divinité syncrétique, à la fois une et multiple. Par ses ambiguïtés,
il s’attache à la civilisation en devenant progressivement le personnage
essentiel de la représentation théâtrale. Le prisme latin nous renvoie
une nouvelle fois l’image de la Comedia.
DIONYSOS est
généralement connu pour être le dieu du vin. On compare souvent la
diffusion de son culte avec celle de la culture de la vigne. Un fait
certain est qu’il représente une forme nouvelle d’un culte très ancien,
que l’on peut rattacher à celui de certaines divinités chtoniennes, liées
à la terre, en opposition avec les divinités ouraniennes, celles des airs
.
La première mention
connue de son rôle est indirectement citée dans les poèmes homériques (épisode
du Roi LYCURGUE – l’homme loup - qui tua son fils à coup de hache
pensant abattre un cep de vigne, et fini par être écartelé pour que son
pays retrouve la fertilité, avant que DIONYSOS, à l’origine de sa mort,
ne le ressuscite). DIONYSOS est alors un dieu-enfant (un jouve),
qui parcourt les régions du Proche Orient selon le modèle des
processions, très peu ordonnées pourtant, usant des masques
.
Ces caractères rustiques se retrouvent dans les exhibitions
carnavalesques.
La folie, présente dès
l’origine, est souvent liée à celle de l’ivresse. Mais il faut tout
d’abord se replacer dans l’esprit grec qui fait de cet état un moment
essentiel où la communication avec les dieux et les mondes infernaux est
possible. Il s’agit donc d’un état recherché, correspondant à des
réalités sociales fortes.
Le nom même de DIONYSOS
est intimement lié à celui des rites orgiaques, qu’il faut concevoir
comme une initiation, et non pas comme certains auteurs hellénistiques ou
latins ont voulu le laisser entendre, comme des scènes de dépravation. Le
Grec recherche le moment de la possession – la mania – dans
laquelle il voit une marque divine. L’état de furor, de furie, est
admis comme une autre manifestation propre à ces rites, rendue nécessaire
par le contact divin
.
L’homme ne peut supporter pareille épreuve sans en éprouver les dangers
dans sa chair. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler l’importance
des rites divinatoires, des pythies delphiennes qui sont consultées
souvent après des centaines de kilomètres de déplacement.
Revenons au personnage
de DIONYSOS. Le développement de la culture de la vigne offre un
compromis acceptable avec celui de son culte, également conceptualisé
comme civilisateur. Une grande majorité des Hellènes y voient le respect
des anciens cultes et les progrès d’une religion plus proche de leurs
attentes, offrant le parallèle avec le développement des cultes à
Mystères.
DIONYSOS intervient dans
un moment essentiel de l’année, celui de la fin de l’hiver. Il est en
cela relié aux différents cultes agraires, dont il possède les attributs
essentiels. A Athènes, les Dionysies se célébraient à la fin du mois de
mars. Le défilé prenait fin avec le déroulement des grandes joutes
théâtrales auxquelles le dieu présidait. Mais il s’agit déjà, quand nous
pouvons les considérer, d’une forme épurée et urbanisée d’une
manifestation aux racines plus anciennes.
Car un autre de ses
attributs est celui de la représentation. Le masque et la comédie lui
sont intimement adjoints. Et nous retrouvons ici les structures encadrant
notre personnage.
Cet exposé rapide sur
les caractéristiques de DIONYSOS a pour principal défaut de ne pas
proposer de chronologie réelle à l’explication. La diachronie est
pourtant nécessaire par le caractère multiple et adaptable du culte
concerné. Souvenons-nous simplement que le temps du rite succède à une
époque plus tardive à celui du mythe qu’il tente d’expliquer, de
conceptualiser et de rendre intelligible, tout en ayant perdu l’essentiel
de son explication. La seconde faiblesse est de ne pas faire le lien
direct avec la civilisation latine qui nous est plus proche encore
aujourd’hui. Mais cela est du essentiellement au manque de documentation
qui puisse nous être propre. Il s’agit pourtant d’une constante que nous
retrouvons sans trop de difficulté dans les rites latins. DIONYSOS est un
dieu qui s’exporte, qui s’adapte, dont le syncrétisme revient tout
naturellement aux Romains, à qui l’on attribue généralement cette
qualité. Connaissant encore les manifestations des grandes Dionysies au
début de notre ère, l’héritage en devient tout naturel. Notre région,
tardivement romanisée, n’en a sûrement pas pour autant négligé l’adoption
d’un dieu tel que celui que nous venons de présenter, capable de
s’adapter à n’importe quel caractère local. Par une transposition osée,
rappelons que les Lupercales romaines ne furent interdites qu’au Vème
siècle de notre ère, à la suite des pressions chrétiennes.
Essayons maintenant de
faire un parallèle entre le mythe et le personnage central du Carnaval.
Pour cela, il est nécessaire de faire appel à un dernier relais. DIONYSOS
représente l’être sacré sauvage, étranger, qui fait peur, et que l’on
civilise, même au prix de l’assassinat rituel du roi local
.
C’est le cas de LYCURGUE, que l’on n’hésite pas à sacrifier afin que la
communauté retrouve la prospérité. Le parallèle est alors saisissant avec
le roi du Carnaval, dont on sait qu’il représente symboliquement ce
sacrifice. La scénographie affichée par DIONYSOS dans cet épisode peut
être rapprochée de notre mise en scène carnavalesque.
L’être étrange arrive de
l’extérieur du village représentant l’espace civilisé. Il est tout
naturel de concevoir une lutte pour l’introduction et l’imposition de la
nouveauté à un système déjà en place. Tel le faisait encore le
trevelin quand il arrivait dans le village. Représenter DIONYSOS
comme un être noble est déjà une évolution interne au mythe, car il
s’agit bien d’une confrontation de civilisations. Le trevelin
civilisé de force représente alors une véritable inversion de la
victoire, non plus remportée par le village « civilisé », mais par
l’étranger qui a su se faire admettre. Nous retrouvons le rite de
passage.
Allons plus loin encore
quand on s’attache à la peur engendrée par sa présence. Il faut lutter
contre, dans une sorte d’exorcisme purificateur (une catharsis).
Au travers de sa présence, c’est toute la peur de l’autre, les différents
mythes assimilateurs, qui entrent en jeu. On assimile l’étranger à un
animal, puisque l’on ne connaît pas ses principes. On lui attribue une
déchéance humaine, le livrant à la violence de ses instincts (retrouvons
dans ces principes fondamentaux les traces des agissements des
trevelins et des biffou), tout en acceptant implicitement une
certaine « humanité », salvatrice pour les deux faces de l’Homme ainsi
exprimées. DIONYSOS les incarne, puisqu’il représente aussi ce qui est le
plus honni : le « dévoreur de chairs crues », en se rappelant les
expressions de ses ménades, femmes possédées partant dans la montagne
dévorer tout ce qu’elles rencontrent, au nom d’une mania divine
cultuelle. Il est « le miroir de l’Autre, le Sauvage »
.
Mais il est aussi le dieu de l’inspiration, de l’enthousiasme, qui ne
connaît pas les limites imposées par l’ordre social, et en cela, devient
l’inspirateur carnavalesque principal. Et le trevelin a tous les
droits, même après que les autorités, soucieuses de ses débordements,
aient imposé l’encadrement des abbats, chargé d’une certaine tenue
de la fête. C’est enfin à la Jeunesse, aux forces vitales de la
communauté, qu’incombe le devoir de le maîtriser, dans une sorte de
retournement suprême des valeurs.
Les liens entre le temps
carnavalesque et les grandes cérémonies païennes de renouvellement de la
nature ne sont plus à démontrer. La religion chrétienne habilla au mieux
ces temps trop profondément ancrés dans l’imaginaire humain pour qu’ils
en soient bannis. A travers eux, ce sont les plus vieux mythes
explicatifs qui continuent à se survivre. L’inquiétude pour la nouvelle
saison qui permettra de survivre, les rites propitiatoires qu’elle rend
nécessaire. L’appel en des divinités réellement efficaces, que les temps
ont forgé. Et dans ce schéma proposé, l’identification à un être proche
des hommes par son apparence, mais étranger car venant de l’extérieur,
donc dangereux. Frappeur, scandaleux car faisant ressurgir les peurs
enfouies de l’homme, et qui, pour cela, doit être soumis sinon détruit.
Le trevelin, le biffou, et plus généralement celui que l’on
appelle « L’Homme Sauvage », en représentent encore de nos jours l’image.
Ils sont la réminiscence d’un passé lointain, où le monde paraissait
enchanté aux hommes. Ils s’inscrivent définitivement dans une
périodisation annuelle des fêtes d’hiver, même s’ils en forment
aujourd’hui les derniers éléments représentatifs. Ils contribuent
pourtant à conserver les traces « des temps où la nuit faisait peur ».
ANNEXE
Relevés Cyril ISNART
Ce relevé est le fruit
d'un travail collectif. D'une part, les élèves et les enseignants de
l'Atelier Patrimoine du Collège de la Vésubie ont assuré le recueil de la
mémoire des anciens de Belvédère. D'autre part, le Centre d'Etudes
Vésubiennes et la Municipalité de Lantosque ont organisé une soirée au
cours de laquelle les Lantosquois ont évoqué le Carnaval. Il s'agissait
de re-découvrir une tradition majeure du cycle de Carnaval dans la
Vésubie : la sortie d'un personnage rituel, le trevelin. Ses
attributs peuvent varier, mais le nom était le même de Lantosque à
Saint-Martin-Vésubie.
De manière générale, ce personnage s'inscrit parfaitement dans la longue
série des personnages rituels carnavalesques des Alpes, depuis la Savoie
jusqu'en Europe Centrale. Les informations recueillies valent à Belvédère
pour la période précédant la première guerre mondiale, à Lantosque,
jusqu'aux années cinquante.
Belvédère
«Le trevelin c’est une
vieille tradition qui remonte au moins à cent, deux cents ans en arrière.
Ça a dû s’arrêter vers 1914, et nous on s’en souvient pas vraiment. On
vous dit surtout ce que nos anciens nous en disaient. On choisissait deux
ou trois types des plus balès (costaud) du village. Il fallait
qu’on les attrape, ils étaient tout mascarés, déguisés avec un
grand chapeau pointu sur la tête. A Belvédère, ils avaient
un bâton en caoutchouc et on essayait de les attraper même s’ils étaient
les plus costauds, on s’y mettait à plusieurs. Puis il fallait qu’on
aille lui faire embrasser le trou de la serrure de l’Eglise. Alors on
l’avait battu. Ça représentait le démon, une sorte qu’il fallait battre.
Ça nous portait soi-disant préjudice sur les campagnes : c’est lui
qui faisait grêler au mois de juillet, c’est lui qui faisait venir les
avalanches. Alors il fallait le battre. Et comme on prenait toujours les
plus forts, ça veut dire qu’il était puissant.
On l’amenait embrasser le trou de la serrure de
l’église, pour qu’il devienne chrétien. C’était le sauvage du village,
qu’il fallait ramener sur le droit chemin…
Les trevelins pouvaient être trois ou quatre.
Ils étaient habillés comme un style de militaire avec un chapeau pointu,
des clochettes dans les jambes. Ils passaient à minuit dans les rues. Les
gens en avaient peur. Mes parents me disaient « Ce soir, le trevelin
passe ! Alors attention ! » Et nous on avait peur et on y croyait. De la
maison, avec son chapeau qui dépassait, on le voyait très bien par les
fenêtres.
On les voyait jamais s’habiller, ils se déguisaient
dans une grange, dans un quartier autour du village. Ils venaient ensuite
à l’intérieur du village. Mais même les familles ne savaient pas qui
ferait le trevelin.
C’était le secret. Ça se cachait pour ne pas se faire reconnaître. »
Lantosque
Le costume était
constitué de lamelles de tissus de manteaux militaires de couleur vert de
gris, tissés pour former une combinaison avec une cagoule. Une ouverture
devant le visage était recouverte d’un grillage fin amovible (aragna).
Un ceinturon sur lequel étaient cousus de nombreux grelots (cascavéliéro)
serrait la taille. Les costumes, au nombre de quatre ou cinq, étaient
tous fabriqués par M. Dragon, tailleur au village.
Quelques jeunes hommes solides et très forts
décidaient, un samedi soir de Carnaval de « faïre
lou trevelin ».
Ils montaient après dîner chez le tailleur, en cachette de leur famille
et des autres villageois, pour louer le costume un ou deux francs. Ils se
dévêtaient totalement et passaient le costume. A partir de ce moment,
leurs actions étaient réglées par la tradition : ne pas émettre de son
(cri, parole, souffle), sauter pour se déplacer, faire les sauts les plus
dangereux (on a cité des sauts de 3 à 5 mètres), toujours se relever, ne
jamais s’arrêter de sauter, courser les jeunes filles et les femmes,
bousculer les hommes. On débutait par le village et vers 2 heures du
matin, les trevelins passaient à travers les champs et les
campagnes
pour rejoindre les hameaux du village. Lantosque a cette
particularité de posséder plusieurs hameaux distants entre 20 minutes et
une heure et demi de marche. De plus, les terrains agricoles sont
constitués de planches en pierres sèches qui aménagent la pente des
montagnes. Les trevelins passaient ainsi toute la nuit sur le
territoire
de la commune en sautant par-dessus les murs et les plantations.
Chaque maison attendait la venue des trevelins
et leur offrait à boire et à manger. Ils se tournaient contre le mur et
ouvraient l’aragna pour pouvoir avaler. Ils ne s’arrêtaient qu’au
retour au village le lendemain vers midi. Durant plus de 15 heures, les
trevelins n’auront pas cessé de sauter, de se relever et de boire.