Histoire de la
meunerie à Saint-Martin-Lantosque du Moyen Age au
XXème
siècle
GILI Eric
L’histoire des moulins
est liée à celle des communautés humaines. Seul un groupe humain
socialement constitué et hiérarchisé peut investir dans un équipement
commun aussi onéreux, devenant nécessaire quand l’activité agricole, et
plus particulièrement céréalière se développe. Auparavant, la mouture
était réservée à l’activité domestique individuelle, exclusivement
féminine.
Plusieurs fragments de
meules dormantes à usage domestique composée d’une sorte de gré au grain
très fin, ont été retrouvés aux abords d’une grange
,
démontrant l’utilisation de pareille technique à Saint-Martin. Il n’a pas
été retrouvé d’ « écrasoir ». Sa datation nous est impossible, mais
l’enquête orale
a révélé que cette pièce était utilisée au début du siècle, comme simple
pierre à aiguiser, alors que son usage initial s’était perdu. Dans ce
quartier périphérique, il est probable qu’elle ait servi tardivement, en
toutes périodes, comme appoint à la mouture plus « industrielle », afin
de répondre aux besoins domestiques quotidiens. A la suite de la
reconstitution sociale du début du IIème millénaire de notre ère, la
communauté nouvellement constituée devait se doter d’une structure plus
importante, capable de répondre à ses besoins. Cette structure devenait
l’objet de toutes les attentions, créant de lourdes dépenses pour son
entretien, grevant d’autant le budget communal, mais permettant, hors du
pouvoir de contrainte, d’organiser et de réglementer une partie de la vie
communale. Elle devient un élément essentiel de l’affirmation de
l’identité de la communauté qui s’en sert et qui est capable de
l’entretenir.
La faible documentation
de l’époque Médiévale à Saint-Martin ne nous permet pas une étude
approfondie de l’origine du phénomène avant le XVème siècle. Ailleurs en
Provence, le développement d’une classe de petits seigneurs, appelée
improprement « féodale »
,
s’est étendue. Ces individus sont attachés au service du Prince, le comte
catalan qui les a soumis, parallèlement au mouvement qui leur a permis de
s’imposer aux communautés déjà constituées, ou d’en créer de nouvelles
.
Ainsi peuvent-ils imposer à ces dernières des taxes, dites banales. Le
ban seigneurial, droit de contrainte pour l’utilisation payante de ces
équipements pesait sur l’ensemble des soumis : un droit de mouture, que
la coutume fixe jusqu’au 16ème de la quantité obtenue, une
exaction que la communauté des habitants supporte comme de nature. Le
terme de « coutume » lui-même s’emploie pour en fixer les racines,
souvent obscures, si anciennes que la mémoire humaine, pas toujours très
fiable ni très « ancienne »
,
a oublié jusqu’à son origine, même dans les terres où le droit écrit,
romain, a survécu fortement atténué.
A Saint-Martin les
archives nous permettent de rencontrer une communauté d’habitants
solidement constituée. Dès le XIIIème siècle, elle est suffisamment
organisée et puissante pour tenter de conquérir son autonomie. Elle est
alors capable d’établir sa propre législation, ses « statuts », fondus
très vite avant la fin du siècle dans ceux d’un territoire plus large
mais cohérent, le Val de Lantosque
.
Saint-Martin possède l’un des deux consulats alpins connu
,
au début du XIIIème siècle, lors de la re-conquête des Terres Neuves de
Provence par Romée de VILLENEUVE, Sénéchal du Comte de Provence.
Le privilège de moudre
les céréales au moulin du seigneur disparaît rapidement. Les ordonnances
des statuts du Comté de Vintimille et du Val de Lantosque, baillie puis
viguerie comtale, datés également du XIIIème siècle, attribuent aux
habitants la liberté de mouture et de cuisson aux moulins et fours de la
communauté
.
Ils nous apprennent que ces droits appartenaient auparavant au Comte,
biens régaliens qu’il détenait déjà depuis un ou deux siècles. Si nous
n’en décelons pas cette activité auparavant, celle-ci est avérée par le
paiement des dîmes au XIème siècle
.
Nous ignorons malheureusement tout de la population qui les paie. Nous ne
pouvons néanmoins l’imaginer productive sans qu’il n’y ait mouture du
grain récolté. Cette action s’effectue alors probablement dans le moulin
du seigneur, en un temps où celui-ci domine le versant d’Andobio
.
La famille des seigneurs de Thorame, dont les premiers représentants sont
connus dès la fin du Xème siècle, domine alors les hautes vallées
occidentales de notre département.
L’établissement du
village, au XIIIème siècle, fut peut être une œuvre seigneuriale comme
l’indique Lazare RAIBERTI
,
ce qui indique que le régime de la mouture ne changea pas. A la fin du
siècle, d’après J.-P. POLY
,
en Provence, le seigneur conserve ses prérogatives fiscales. C’est
également un excellent moyen d’enrichissement pour certains
« bourgeois ». Il s’agit des personnages les plus actifs et dynamiques de
la communauté, seuls alors en mesure d’assurer l’activité du moulin au
nom du seigneur. La consolidation de la Communauté de Saint-Martin, dès
la fin du siècle, lui permis de bénéficier d’un ensemble d’allégements
des charges seigneuriales. La situation de frontière, en marge des Terres
Neuves de Provence, véritable Marche positionnée à proximité du Piémont
et des terres du Comte de Tende, membre de la famille de Vintimille,
permis à Saint-Martin de s’affranchir de ces contraintes. Les statuts de
l’entité politique formée par le Comté de Vintimille et le Val de
Lantosque, au milieu du XIIIème siècle, énoncent ces privilèges. Le Comte
de Provence, roi de Naples, accepte de céder à cette même Communauté,
interlocuteur privilégié du souverain, le droit de moudre et de cuire
dans les moulins et fours royaux. Cette libéralité est prononcée au
détriment des seigneurs locaux
.
Ces droits sont renouvelés le 21 mai 1317
,
prouvant par l’acte que des tensions continuaient à exister entre les
différentes parties, et que le Comte prolongeait sa politique d’alliance
avec les Communautés locales, garantes de la fidélité que ne lui
assuraient plus les seigneurs profitant de son éloignement pour tenter de
se rendre autonomes, jouant des premiers contre eux. Après
l’appropriation des pâturages et d’autres droits régaliens concernant ses
justices, le comte-roi fut contraint d’accepter ce renforcement du
pouvoir communal. Les communautés forment alors sont meilleur soutien,
malgré la Guerre de l’Union d’Aix
qui ouvre une période de profondes incertitudes.
La période suivante
débute avec la dédition, ou devrait-on dire les déditions de 1388. Celle
qui nous préoccupe concerne le Comté de Vintimille et notre Val de
Lantosque, depuis longtemps unis en un seul bailliage (circa
1290), puis viguerie (circa 1345)
.
Le changement de protecteur n’entrava pas le mouvement de conquête des
droits seigneuriaux entrepris par les communautés. Malgré des aléas
conjoncturels qui nous échappent sûrement, Amédée VII, le Comte Rouge,
choisit, dès le 28 septembre 1388, de privilégier les communautés au
détriment du pouvoir seigneurial. Ses successeurs immédiats prolongèrent
cette politique. Les germes de l’établissement d’une volonté étatique
apparaissent en cette occasion. Le représentant du comte de Savoie, le
juge, siégeant à Sospel, ‘capitale politique’ de la viguerie, joue le
rôle d’intermédiaire obligé. Des sentences sont prononcées par ses
représentants, le 12 février 1391, allant dans le sens des communautés du
Val contre ce que pouvaient espérer « certains nobles »
,
aboutissant à un renforcement des pressions sur les droits seigneuriaux
que tenait encore la maison de Vintimille-Lascaris. Les dernières
parcelles de droits sur les fours et moulins qu’ils pouvaient encore
revendiquer sont cédés le 4 août 1400
.
La communauté de Saint-Martin n’eut plus à les défendre contre quiconque.
Il s’agit pourtant d’une nouvelle occasion d’y entrevoir l’organisation
de la mouture en ce lieu. La sentence judiciaire libérait les habitants
de l’obligation ou des pressions dont ils étaient victimes, les obligeant
à moudre leurs grains au moulin seigneurial, prouvant ainsi sa
co-existence avec un autre établissement géré par la commune. Le seigneur
perdait un dernier symbole de son ancien pouvoir de contrainte. Nous ne
connaissons malheureusement pas la répartition sociale ni les réalités
juridiques des individus à cette époque dans notre village, qui auraient
permis de catégoriser les populations. Les seigneurs ont longtemps
possédé des droits pesant sur les individus. A la fin du XIVème siècle,
ils ne les tiennent plus, perdant les moyens de contrainte au profit du
comte. Pourtant, la répétition même des interventions de l’autorité
juridique du comte, trois en l’espace d’un siècle, souligne les tensions
existant entre le seigneur et la Communauté. Par contre, pour pareille
époque, le mode de fonctionnement des moulins et leur localisation nous
échappent complètement.
L’édifice dans lequel se
trouvent aujourd’hui les moulins de Saint-Martin, transformé en Musée des
Traditions Vésubiennes, possède sur sa façade une pierre datée de la fin
du XVIème siècle (1598). La restauration récente de l’édifice l’a
malencontreusement placée trop haut sur la façade, sur un étage qui
n’existait pas alors, mais le lieu où elle fut trouvée donne à penser
qu’il s’agit d’un indicatif de restauration et non pas de création. Une
autre indication provenant des archives communales, nous conforte dans
cette idée. Le plus vieux cadastre de Saint-Martin (circa 1490)
,
étudié par J.-P. BOYER, nous présente quelques parcelles confrontant aux
moulins communaux, prouvant leur présence sur le même lieu qu’aujourd’hui
dès cette époque, au quartier du Pra Dragon. A contrario,
aucune mention prouvant la jeunesse de son installation (mouli nuo
ou neuf...) n’est reportée. Cette base documentaire, fort modeste, nous
permet tout de même d’imaginer l’intense activité de ce moulin. Le
parallèle entre la paix relative et la prospérité économique, relevée par
J.-P. POLY pour la fin du XVème siècle et le début du XVIème, engendrait
également d’importantes conséquences sur le développement démographique
de cette époque, seulement troublée par la ‘chevauchée’ française
consécutive au siège de Nice de 1543. Les moulins furent toujours
favorisés par les temps de prospérité. La pierre gravée des moulins
rappelle l’établissement d’une structure plus conséquente que celle qui
préexistait, une époque où les moulins furent agrandis. Elle devait déjà
comprendre les deux moulins que l’on retrouve sur la structure de
poutres, à l’intérieur du Musée.
Un seul lieu d’extraction
des meules est connu à Saint-Martin. Une mention isolée retrouvée dans
les registres d’ordonnances communales du XVIIIème siècle
nous en présente une. Il s’agirait peut être de l’origine de la
formulation de Lazare RAIBERTI, dont les assertions sont si souvent
vérifiées. Celui-ci nous parle des « moulins de Saint-Nicolas », pour
lesquels nous ne possédons aujourd’hui aucune trace, mais qui pourraient
n’être en fait que le lieu d’extraction de la pierre à meule. Le 27 mai
1773, le baile du lieu fait comparaître Ludovic André GUBERNATIS, chargé
de l’inspection des moles des moulins. Celui-ci, à l’instance de
Pietro Antonio ASTRI, delliberatario della fattura d’una molle da
molino a grano, se rend à Saint-Nicolas et ses vallons et procède à
une visite d’inspection des moles de moulin. Le tailleur est
trouvé au travail en train de faire... D’autres documents nous montrent
les meules convoyées depuis le chemin muletier du Col Saint-Martin (la
Colmiane), sans doute à l’aide d’un traîneau tiré par des bœufs ou des
mulets. C’est alors le Valdeblore et ses carrières qui fournissent la
matière première. Le coût d’une telle opération, dangereuse par le poids
de l’objet, délicate par sa fragilité, obligeait la commune à de fortes
dépenses, bien souvent renouvelées.
Le mode d’exploitation
des moulins est formulé, autant que le laissent transparaître les
archives, aux enchères publiques. Les adjudicataires de la ferme des
moulins se voyaient imposer par les termes du contrat qui les liait à la
Communauté le versement d’un droit aux Aumônes locales
:
au Saint-Esprit, à la Madone de la Candeliera (le Luminaire), au
Corpus Domini
.
Chaque aumône s’établissait pour la contenance d’un panal de
seigle, unité de mesure locale.
Toujours au XVIème
siècle, la communauté tentait de réguler l’activité des moulins en la
limitant par un effort législatif important. Le sujet est évoqué lors
d’une session du Parlement Général des chefs de famille de la communauté
de Saint-Martin
,
réuni dans le cimetière, devant la grande porte de l’église paroissiale,
l’un des lieux traditionnels, unissant dans la décision les individus
présents et la communauté spirituelle des disparus. Les fours et les
moulins sont le plus souvent unis dans ces décisions, comme des éléments
essentiels pour la vie collective. Ils voient leur activité interdite
lors des fêtes solennelles de l’Eglise, moments de communion par
excellence des membres de la communauté. Le contrevenant à ce précepte
s’expose à l’amende de la communauté, mais aussi à celle du Fisc
(entendons de l’Etat en construction), garant du respect des règles
fondamentales de fonctionnement de la société, pour ½ écu à chaque fois
et pour chacune des parties lésées, sommes prohibitives voulues comme
telles : La communauté pour l’emploi abusif d’un équipement lui
appartenant de droit, le Fisc pour contravention d’une règle morale et
spirituelle (celle des jours chômés), dont il est le protecteur.
L’ordonnance communale précise que l’auteur de cette infraction n’échappe
pas pour autant au fors ecclésiastique, dont il reste justiciable.
A l’époque Moderne,
l’exploitation des moulins est proposée aux enchères annuellement par la
communauté
.
Seule la mouture du grain est ainsi donnée. L’entretien incombe toujours
aux finances communales. Ce sont des charges fort lourdes pour elles. Les
travaux d’entretien du bâtiment, hors les cas où la négligence de
l’adjudicataire (ou du meunier, qui est généralement une autre personne)
en sont la cause, sont réglés par le budget communal (le causati),
qui, sans prévoir ces dépenses, peut dégager les finances nécessaires, ou
au besoin les obtenir par l’intermédiaire d’emprunts. L’essentiel des
dépenses résulte du changement des meules. De très nombreuses mentions
tirées des délibérations municipales rappellent la fragilité de leurs
énormes masses, s’usant rapidement en raison du rythme imposé par les
besoins en farine. Ainsi sont-elles régulièrement remplacées. En 1610,
c’est par l’intermédiaire d’une nouvelle ordonnance que la communauté
s’oblige à cette charge
. Cet
ensemble législatif est repris au début du XVIIème siècle, rappelant les
points essentiels de la réglementation communale.
Revenons à nos moulins du
Pra d’Agout. Un rodet (virente, la roue horizontale qui
reçoit l’eau actionnant les meules) du moulin doit être une nouvelle fois
remplacé à la fin du XVIIIème siècle
.
La communauté en règle la facture, par délibération municipale, à hauteur
de 49 livres. Un siècle plus tard, nous constatons de nouveau le
remplacement du rodet (per la mutazione del roetto del molino)
,
s’élevant à plus de 141 livres. C’est à Monsiur André GIUGE qu’en
échoit la charge, assisté d’Antoine CIAIS, ce dernier recevant 20 sous
pour sa journée de vacation. Ces quelques notes démontrent la fréquence
et l’importance des travaux d’entretien de l’édifice et de son système
mécanique. Elles soulignent encore la nécessité d’y pourvoir rapidement,
pour limiter les temps d’interruption de l’activité, préjudiciables aux
besoins des habitants.
Si les moulins sont une
charge essentielle de la communauté, ils sont également une source de
profit pour elle, au gré de la conjoncture économico-politique. Un
exemple du début du XVIIIème siècle est en ce sens indicatif : en 1699,
la communauté obtenait 1 150 lires lors de l’adjudication annuelle. Mais
seulement 930 l’année suivante, puis 750 en 1701
.
La cause de cette importante chute des adjudications (- 35 %) est sans
doute à chercher dans les effets induits par la guerre de Succession
d’Espagne, qui sont ressentis au plus profond de notre vallée
.
Cette perte des revenus des moulins communaux avait une autre conséquence
pour les finances communales. Ils servaient directement à solder une part
importante du donatif que la communauté ‘offrait’ au duc souverain, base
du futur impôt permanent auquel elle était soumise. Ces pertes
augmentaient sensiblement ses dettes, conséquences directes de bien des
inféodations à la fin du XVIIème siècle. L’importance des enchères peut
également servir d’indicateur de la santé ou des crises de la production
agricole que traversait le pays. Il existe un rapport étroit entre les
potentialités céréalières du terroir et celles des moutures espérées pour
l’année sur laquelle s’établissait le revenu de la meunerie. Chaque
accident conjoncturel était exploité par les adjudicataires pour faire
baisser les montants des enchères.
C’est sur cette quotité
que le meunier recevait son salaire. Ce droit lui confère une obligation
supplémentaire de maintenance, qui décharge d’autant la communauté des
frais d’entretien : en 1701, le moulinaïre « doit maintenir le
fersamenta de mollini
». L’essentiel de ses revenus profite pourtant à l’adjudicataire, le
meunier restant un simple employé. Cela explique l’intérêt porté par les
élites sociales qui n’hésitent pas à se partager tacitement l’ensemble
des adjudications selon une série de rôles qui laissent transparaître
l’équilibre des pouvoirs à Saint-Martin.
La liste des
adjudicataires au XVIIIème siècle nous renseigne sur la main-mise opérée
par certaines familles. Sur 54 mentions relevées, 18 concernent la
famille ASTRI, 10 celle des CAGNOLI, Pierre André TESTOR conserve cette
charge 6 années. Au total, ces trois mentions rassemblent près de 63 %
des adjudicataires. Nous retrouvons le cas où un fils, Antoine, succède à
son père Jean André ASTRI. Le système aboutit à une véritable
monopolisation de l’activité des moulins, soulignant son rôle symbolique
d’instrument de pouvoir, mais aussi économique comme l’implique la
‘monopolisation familiale’ de cette enchère. La comparaison vaut
également pour les périodes troublées, où l’adjudication n’obtient pas de
candidats. Affirmation que l’on peut rapprocher des difficultés
rencontrées par la communauté pour attribuer la fabrique locale de
tuiles, qui ne trouve pas de preneur pendant plusieurs années, à la fin
de ce même siècle
.
Le terroir céréalier du
village produit, au milieu du XVIIIème siècle
300 stare de blé froment, 3 000 de seigle, 80 d’orge, auxquelles
il faut ajouter 300 stare de châtaignes
.
Au total, environ 13,5 tonnes de blé et 1,2 de châtaigne. La population
locale atteint alors 1 200 individus. Le rapport de l’Intendance du Comté
indique également qu’une part de la population est obligée d’émigrer une
partie de l’année pour obtenir le complément alimentaire et numéraire
qu’elle ne peut trouver sur place. Ce qui tendrait à prouver
l’insuffisance des productions locales. Ce départ d’une partie de la
population concerne les plus jeunes adultes, capables de louer à
l’extérieur leurs bras, « pour les travaux des champs ou ceux de la
forêt... » nous précise le même rapport. Ce sont autant de forces vives
qu’il ne faut pas nourrir pendant l’hiver, temps où les travaux des
champs sont insignifiants.
Ce même rapport nous
présente l’organisation de la bealiera, le canal d’exploitation
des deux moulins (les deux systèmes de meules). Ce droit de prélever
l’eau du torrent du Borreone, d’essence régalienne, a été accordé
par lettres patentes ducales, datées du 30 octobre 1684. Nous ne
possédons pas de document antérieur, mais il est évident qu’il s’agit là
d’une confirmation, ou d’une officialisation d’un état de fait bien plus
ancien, puisque nous appréhendons déjà l’existence du moulin au XVème
siècle. Il n’est alors pas concevable que ce prélèvement puisse échapper
au pouvoir de ban fiscal. L’enquête nous présente un canal dont le débit
est jugé bien insuffisant lors de la période estivale : « che
nell’estate è appena suficiense per uno »
.
Le canal d’amené doit être régulièrement entretenu,
suite aux nombreux débordements du torrent du Borreone. Ainsi
est-il réparé, en 1865
par le tailleur de pierres GREGORINI, qui obtient 622 livres pour ces
travaux, somme importante, résultant d’enchères, qui représente la moitié
du prix d’une meule à la même époque. Le canal se termine par un bassin
de réserve d’eau, sans que nous puissions préciser l’époque de son
installation
,
suffisant pour faire tourner un temps le moulin, mais qui doit être
rempli plusieurs fois dans la journée, obligeant à interrompre
régulièrement la mouture. Cette structure est située au niveau de l’étage
d’habitation du moulin. Une canalisation en bois (il canale in legno,
detto la seitiera)
permet de projeter l’eau directement sur le rodet, en augmentant la
pression par le jeu de la pente et du diamètre de la canalisation, se
rétrécissant à l’arrivée
.
La bealiera « des
moulins » prenait sa source dans le vallon du Boréon, au nord du quartier
regroupant l’ensemble pré-industriel de Saint-Martin
.
La prise d’eau apparaît très rarement dans nos archives, singularité qui
est à rapprocher de sa nature : « instabile, formata altraverso l’alveo
del Torrente con pietre e terra »,
le tout sur une hauteur de 50 cm, afin de permettre « l’introduction du
cours du canal ». Après chaque orage important, et après chaque crue, des
travaux légers devaient être entrepris, afin de reconstituer son captage
en pierres et en terre.
A partir de 1830, le
moulin subit d’importantes transformations, démontrant l’existence du
renouveau économique qui agite le pays. Ce siècle nous offre une vision
de l’édifice jusqu’alors inégalée, par l’état des sources conservées.
Nous retrouvons l’ensemble composé des deux meules. Entre 1832 et le
début des années 1840, elles connaissent une rénovation totale. Le devis
présenté
prévoit de refaire l’ensemble de la structure d’exploitation, en
commençant par les voûtes soutenant les meules et abritant la roue
horizontale d’entraînement (le rodet), accueillant les canalisations
venant de la réserve. La reconstruction est prévue en pierre de taille.
Le bâtiment est mis hors-eau lors de la réfection de la toiture, avec une
nouvelle couverture en tuile « canal », s’appuyant sur une nouvelle
charpente. Une petite ouverture, un fenestron, est pratiquée pour la
lumière (apertura di un piccolo finestrino di luce). Notre moulin
se pare de sa structure moderne. A la fin de l’année 1839, la communauté
fait vérifier l’avancée des travaux par un expert qu’elle nomme à cet
effet
.
Celui-ci constate que le premier moulin possède déjà sa voûte en pierres
de taille, que le girente ou rodet y est placé et que le moulin
e trovato in stato di fare farine, et prêt à fonctionner. La
seiteira en bois est placée. « Le tout estimé à la moitié des
travaux ». Sans doute le second moulin est-il seulement en chantier.
Après 1850, des travaux
s’avérèrent de nouveau indispensables, faisant suite aux évolutions des
pratiques culturales du pays. Les édiles locaux sont obligés d’y faire
face. La communauté procède à un nouvel appel d’offre, afin de construire
un troisième moulin « à farine », dans le bâtiment existant nella
regione Pradagon. Cette dépense est alors nécessaire « per
macinare … il gran Turco (le maïs), affinche questo publica in
ogni circonstanza possa macinare i suoi grani di ogni qualità … »,
les moulins étant réservés « il primo resterebbe ad uso del grano
frumento, il secondo della segale ed il terzo per il grano Turco ».
Depuis « l’abolition des banalités », certains propriétaires ont fait
construire moulins et fours sur leurs propriétés, au détriment des
finances communales. Ce sont ceux que nous retrouvons encore aujourd’hui
à l’intérieur du village
.
D’autre part, l’introduction et le développement de la culture du maïs,
très tardive dans notre vallée, nécessitaient la création de cette
nouvelle structure. Il revient, comme de convenance, à la Commune d’y
pourvoir, pour le bien public. Ces mentions sont d’importance. Il est en
effet très rare de pouvoir « dater » une tradition culinaire, ici, celle
de la polenta, qui se rattache à cette époque tardive.
Pour palier au manque
d’équipement, un terrain libre fut choisi à proximité immédiate du
bâtiment du moulin existant, sur une propriété communale. Cette situation
rendait les travaux de détournement de l’eau nécessaire moins onéreux.
L’extension prévue, vers l’Est où se trouvait le nouveau cimetière, ne
gênait en rien les différentes activités intéressant ce quartier, dédié
aux jardins et aux prés.
La communauté délibèrerait alors la somme de 2 135
livres
,
« à condition que les travaux n’excèdent pas 4 mois », selon l’estimation
de l’agrimentore géomètre Antoine Baptiste INGIGLIARDI.
L’adjudication du 22 mars 1852 est remportée par Joseph GUIGO, de
Venanson, pour une somme de 1 950 livres
,
en s’obligeant à remplacer les pâles manquantes du rodet. La nouvelle
ruota devra être de même longueur et épaisseur que les deux autres,
avec des traverses horizontales en bois de castagno e larice. Les
travaux arrivèrent à terme en juin 1855
.
Une adjudication supplémentaire eut pour motif de restaurer la prise
d’eau sur le Borreone, condition nécessaire à la montée en
puissance indispensable des trois moulins. La dépense s’éleva à 23 livres
.
Pour compléter la
modernisation des moulins, deux nouvelles macino sont achetées par
commission du géomètre (misuratore) Ipolito TESTORIS, aux arrières
de La Ferté sous Fornare, en France
,
pour un montant de 1 026,58 livres. Modernisation qui s’exprime par
l’emploie de meules dites « à carreaux », composées de pierres de
meulières
,
pour les pièces dormantes comme mouvantes. Le centre de la meule est
taillée de façon à recevoir des pièces aux extrémités arrondies formant
l’ensemble, mais également pour s’appuyer sur la potence d’équilibre à
l’intérieur des pierres, correspondant à l’espace de pénétration du grain
dans le système de broyage. Cette particularité explique le cerclage de
fer nécessaire pour maintenir la structure. La manutention s’en trouve
ainsi simplifiée, permettant de réduire les frais inhérents, mais aussi
de changer une pièce plutôt que l’ensemble de la meule. En 1864, nous
retrouvons des preuves d’utilisation des meules à carreaux. Pierre ROLANT
réclame à la municipalité le paiement du transport qu’il a effectué « des
meules de moulin divisées en plusieurs morceaux, de Nice en cette commune
(de Saint-Martin) ». La dépense s’élevait à 200 francs
.
Après l’annexion
française, de nouveaux travaux d’entretien sont nécessaires. En 1861,
« les moulins menacent ruine »
,
obligeant la municipalité à voter un crédit de réparation. Rappelons la
succession ininterrompue de travaux d’entretiens portant sur le XIXème
siècle, que nous avons révélé dans cette recherche, démontrant l’étendue
de la charge que ces structures représentaient pour les communes. Les
réparations ne sont pas arrivées à leur terme à la fin de l’année
suivante, quand l’adjudicataire des moulins, Jean ROBIN, élève une
protestation, réclamant « une indemnité pour les dommages causés par la
non-réparation »
,
obligeant ainsi à fermer le moulin. L’adjudication des travaux avait été
prononcée en faveur de Charles ORENGE, maître-maçon, le 22 avril, et
avaient débuté le 1er juin. Le préjudice est tel que la
Municipalité doit se substituer au requérant pour faire terminer les
travaux au plus vite, afin de ne pas trop pénaliser les particuliers du
lieu, ayant en cette époque, un besoin impérieux de moudre leurs grains.
Une nouvelle tranche de travaux d’importance débuta
en 1901, après le constat de la vétusté de l’édifice, incriminée, comme
il se doit, à la négligence de la municipalité précédente. Procès
d’intention, puisque d’importants frais avaient été engagés :
l’entrepreneur BASSI
réclamait, fin 1900, le règlement de ses frais de réparations et de
fournitures aux moulins, effectués en février 1899, qui s’élevaient à 2
041,60 francs.
En 1901, le moulin
recevait son apparence définitive. Une expertise devait démontrer
l’urgence de nouveaux travaux. La toiture était désassemblée en plusieurs
endroits, mettait « en danger les appareils … le meunier et les usagers ».
La municipalité allait profiter de ces travaux pour surélever le bâtiment
des moulins, afin de permettre le logement des meuniers sur place
.
Le montant de la dépense était estimé à 3 375 francs, outre 150 francs
débloqués pour l’achat des gazes de bluteries qu’il fallait renouveler.
Au début du XXème
siècle, les moulins de Saint-Martin fonctionnent toujours selon le mode
ancien, répondant aux besoins des agriculteurs et des familles locales.
Les derniers meuniers eurent à mener l’ultime mutation de l’activité, qui
mit finalement un terme à l’utilisation des moulins. En 1902, la famille
VIAL occupait l’étage de logement que venait de faire construire la
municipalité. Mais le décès de leur fille, en 1918, leur rendit
rapidement intolérable la vue du cimetière, à proximité immédiate des
moulins
.
Ils cédèrent leur place cette même année à Alexandre BARBERIS et Louis
LAUGERI. En 1925, ce fut Valentin BERNART qui se chargea de cette tache,
jusqu’en 1946 où il la céda à Michel RAIBAUT. Le dernier meunier de
Saint-Martin, Louis GIOVINE, débuta sa charge en septembre 1951, pour
quelques mois seulement. Un ultime document nous dépeint l’état du moulin
vraisemblablement peu avant 1955
.
L’arrêté préfectoral du 19 juillet 1921
autorisait la commune à collecter dans le vallon du Boréon l’eau
nécessaire, estimée à 575 l/s (pour un débit maximum estimé à 800 l/s)
« pour la mise en jeu de deux moulins à farine communaux, huit autres
petites usines, dont un moulin à farine, cinq martinets et deux scieries,
enfin une usine productrice d’énergie électrique... ». Les mesures des
barrages, prise, canal d’amenée, bassin, conduite forcée, canal de fuite,
sont précisées. Il est précisé que « le bassin est équipé d’une vanne de
décharge et de trois vannes ouvrant sur trois pertuis ... [sur lesquels
sont] placées une goulotte en bois (0,40 x 0,40 m) desservant le ...
rouet métallique à aubes périphériques ... d’un diamètre de 1,45 m ...
pour une meule horizontale de pierre de 1,37 m de diamètre ». Le bâtiment
« est une construction en pierres de 15 m x 9 m avec des murs extérieurs
de 0,65 m d’épaisseur ... dont la vétusté est de l’ordre de 60 % ». Ce
qui ne laisse rien présager de bon quant à son avenir. Suit l’estimation
de l’activité du moulin à cette période. Le meunier témoigne : « la
marche du moulin peut être estimée à deux jours par semaine pendant
quatre mois, un jour par semaine pendant cinq mois, ce qui représente, à
raison de 10 heures par jour, une marche annuelle de 530 heures ».
Suivent les estimations des quantités de céréales écrasées : pour l’année
1953, 25 quintaux de blé « ce qui parait très faible et bien en dessous
de la réalité ». L’enquête menée sur place tente d’estimer la quantité de
céréales écrasées en année moyenne. Elle s’élève à 250 quintaux de blé
(froment), 50 de seigle et 30 de maïs. « La durée d’écrasement d’un
quintal de céréales [s’élève] à une heure un quart ». L’étude imagine
pouvoir restituer une puissance électrique nécessaire au fonctionnement
de « deux moulins électriques... dont l’un disposerait d’une bluterie »
qu’il est proposé d’acquérir. La dépense pourrait s’élever à 700 000
francs, et devrait permettre une restitution de puissance électrique
équivalente à 2 000 Kw annuels. De tels détails donnent une idée précise
de l’activité déclinante des moulins à Saint-Martin, au milieu des années
1950. Ils laissent imaginer ce qu’a pu être son rôle avant la guerre de
1914, période des « hautes eaux » démographiques et productives.
Les moulins de
Saint-Martin s’arrêtèrent pourtant à la fin des années 1950, quand le
grain produit sur le territoire du village se révéla insuffisant pour
rendre rentable son broyage. Le déclin de la population et de l’activité
rurale à Saint-Martin sonnèrent le glas des moulins. Après une simple
tentative d’électrification, qui dura moins d’une année, ils disparurent
définitivement du paysage industriel du village. Aujourd’hui, seul celui
de Roquebillière, qui fut électrifié tardivement, fonctionne encore
régulièrement sous la direction de M. GIRIBALDI. Les temps contemporains
rendaient plus simple l’achat de farine chez le revendeur. En 1981, quand
le groupe de passionné dirigé par Mme Françoise MOUTON décida de
réhabiliter le moulin, celui-ci se trouvait dans une situation de
délabrement avancé. A force de passions et de travaux, il fut transformé
en Musée des Traditions Vésubiennes, ce qu’il est encore de nos jours. Il
offre au public l’image de ce qu’il fut jusqu’à la fin de son
exploitation.
ANNEXE 1